Maroc : Erreurs médicales, la loi du silence

18 juin 2007 - 00h07 - Maroc - Ecrit par : L.A

Les affaires d’erreurs médicales se multiplient devant les tribunaux. De simples opérations chirurgicales tournent au drame. A qui incombe la responsabilité ? Radioscopie d’un tabou social.

Leila est à bout. Elle ne peut avancer dans son récit sans se rappeler des instants douloureux qu’elle a vécus aux côtés de son mari, décédé à cause d’une erreur médicale, alors qu’il venait de subir une banale opération de la vésicule biliaire. En janvier 2004, Habib Hiwass, enseignant de mathématiques, est admis dans une clinique
casablancaise pour se faire retirer des calculs biliaires. “Après l’opération, sa situation s’est compliquée. La clinique n’avait ni scanner, ni médecin de garde. Au lieu de le transférer d’urgence dans une autre clinique mieux équipée, ils ont attendu mon arrivée en fin de journée pour le faire. J’ai payé 30 000 DH de caution dans la nouvelle clinique. Deux jours après, mon mari est décédé d’une hyper-coagulation sanguine pulmonaire et cérébrale”, sanglote Leila. L’affaire prend une tournure grave. Et pour cause, le défunt était membre de l’AMDH. L’association se mobilise et organise un sit-in devant la clinique incriminée. Saisie, la justice conclut à une négligence. Habib Hiwass n’a pas été sauvé et, plus grave, selon sa femme, son problème sanguin figurait dans son dossier médical, présenté pour les besoins de l’opération. Le médecin traitant aurait visiblement mal évalué les conséquences de cette déficience. À l’issue du procès, le médecin a écopé de 6 mois de prison avec sursis. Quant à Leila et ses enfants, ils ont reçu près de 850 000 DH de dommages et intérêts.

Que dit la justice ?

Le monde médical est de plus en plus souvent secoué par ce genre de drames. Décès, paralysies, comas… Les affaires actuellement instruites par la justice révèlent une recrudescence des erreurs médicales. “Les cas d’erreur médicale ont toujours existé. S’ils sont plus visibles, c’est surtout parce que les Marocains ont davantage tendance à les porter devant la justice”, explique un magistrat de la Cour d’appel de Casablanca. Difficile pour autant d’illustrer cet “éveil des consciences” par des chiffres. La Cour d’appel n’instruit que les affaires pénales (homicide involontaire, invalidité permanente, blessures…), sur la base des articles 432 et 433 du Code pénal, qui peuvent déboucher sur des peines de prison avec sursis. “Mais la majorité des affaires d’erreur médicale transite par les tribunaux de première instance”, nous assure-t-on. Et là, les jugements se limitent à des indemnisations financières sur la base des articles 77 et 78 du Dahir des Obligations et des Contrats (DOC).

En effet, la loi assimile l’erreur médicale à une rupture de contrat entre le médecin et son patient. Mais cette rupture n’est pas tout le temps considérée comme un délit. Vu la part de risques que comporte un acte médical, le médecin a une obligation de moyen et non de résultat. “Le médecin doit mettre en œuvre tous les moyens qu’offre la science pour aboutir à un résultat, mais il n’en est pas garant. Sa seule obligation est de donner des soins d’une façon consciencieuse, attentive et conforme à la science”, explique le Dr Hicham Benyaïch, chef du service de la médecine légale au CHU Ibn Rochd.

Partant de là, il y a un distinguo à établir entre l’erreur médicale et la faute médicale. Un médecin peut commettre une erreur de diagnostic, quand les symptômes que présente le patient sont plus ou moins difficiles à interpréter.

En revanche, l’erreur se transforme en faute lorsqu’elle est le résultat d’un écart de conduite par rapport à ce qu’aurait décidé un autre médecin face aux mêmes symptômes. Exemples : l’amputation d’un membre au lieu d’un autre, la non-assistance à une personne en danger, la violation du secret médical ou encore le non respect des précautions d’usage. À ce propos, la Cour d’appel de Casablanca est actuellement le théâtre d’une affaire particulière, celle de R.A, 47 ans, décédée suite à… un psoriasis. En août 2004, la patiente se fait suivre chez une dermatologue connue de Casablanca. Pour venir à bout de la maladie, celle-ci lui demande de prendre du Methotrexate, une molécule qui inhibe la prolifération des cellules cancéreuses. Prix du traitement : 2000 DH. La malade se fait piquer chez un infirmier. Conscient de la nocivité du médicament, ce dernier appelle le médecin pour avoir son feu vert. Il passe à l’acte. Un jour plus tard, la malade a une violente éruption cutanée. “Elle ne pouvait plus enlever ses vêtements. Sa chair partait en lambeaux. Elle criait de douleur”, raconte le frère de la victime. Sentant le danger, le médecin coupe tout contact avec sa malade et sa famille. Cette dernière s’adresse aux urgences du CHU, où la patiente décèdera quelques jours plus tard dans l’aile de néphrologie. Une surdose du médicament en question ? Une infection au moment de la piqûre ? Une erreur de diagnostic ? L’affaire est toujours en cours. Ce qui est certain, c’est que ce médicament ne devait être administré que sous observation médicale.

Erreur ou faute médicale ?

Sur quelles bases la responsabilité d’un médecin est-elle engagée ? La situation se complique lorsque la faute porte sur des volets techniques de la médecine. L’année dernière, une femme, victime d’une opération ratée de chirurgie esthétique du nez, a reçu 950 000 DH à titre de dommages et intérêts. Mais le médecin mis en cause engage un pourvoi en cassation pour réfuter “un jugement injuste à son égard”. D’après ses avocats, il n’a rien à voir avec les opérations esthétiques qu’a subies la plaignante. Victime d’un incendie domestique, celle-ci se présente chez lui pour “perforer” une de ses narines, obstruée par les brûlures et pouvoir donc respirer normalement. C’était en 1997 et la nature de l’intervention était purement réparatrice. Cinq ans plus tard, se sentant mal à l’aise avec un nez défiguré, la patiente décide d’aller dans une clinique esthétique. Elle y subit cinq opérations, avec un résultat catastrophique. Du coup, elle décide de porter plainte contre la clinique de chirurgie esthétique, mais également contre le premier chirurgien, qui l’avait opéré à des fins purement réparatrices. Tous les deux ont été condamnés à indemniser la victime. “En regardant son visage déformé, les juges ont été portés par leur émotion. Nous leur avons expliqué qu’il y a une grande différence entre la chirurgie réparatrice et esthétique et qu’il fallait constituer un collège de médecins experts pour trancher. Ils n’ont rien voulu savoir”, explique une source proche de l’accusé.

Car contrairement aux autres disciplines médicales, la chirurgie esthétique tend vers une obligation de résultat. L’acte ne se fait pas suivant une nécessité médicale, mais pour de stricts besoins d’agrément. Dans ce cas, la relation contractuelle entre le médecin et son patient (ou plus justement son client) pèse beaucoup plus dans l’établissement de la faute. Mais quid des autres disciplines ?

Médecins vs juges

En l’absence d’une loi spécifique aux erreurs médicales, les décisions judiciaires relèvent pour le moment de la jurisprudence. Chaque juge établit sa propre appréciation. “Il y a bien un problème d’unicité des jugements, qui empêche la délimitation des contours de l’erreur médicale”, admet le Dr Benyaïch. Pour beaucoup de médecins, les juges ne remontent pas la chaîne de causalité médicale et partent de l’idée que le médecin est toujours fautif. Mais, cette accusation est loin d’être évidente. “Nous ne décidons que sur la base d’un rapport d’expertise. Si un médecin s’estime lésé, rien ne l’empêche de s’expliquer en pleine séance, se défend un magistrat. Le problème, c’est que les médecins ignorent la loi ou se croient au-dessus d’elle. J’ai eu affaire à des médecins qui étaient soûls au moment de l’opération ou qui ont oublié des bistouris dans les corps de leurs malades”.

Bref, la relation entre les juges et les médecins est empreinte de beaucoup de susceptibilités, pour ne pas dire défiance. Normal, ils représentent les deux corporations les plus puissantes du Maroc. Et comme l’affirment plusieurs sources, entre juges comme entre médecins, les confrères ont toujours raison. Ainsi, cette année, la communauté médicale s’est mobilisée derrière un médecin de Fès, condamné à un an de prison ferme après le décès d’un ressortissant ivoirien qu’il avait circoncis. Le monde médical, choqué par une sentence aussi lourde, a crié au scandale : jamais la prison ferme n’a été décidée dans pareille situation. Pourtant, le chirurgien condamné, aujourd’hui en liberté provisoire, affirme avoir respecté toutes les précautions d’usage. Avant l’opération, il aurait soumis le ressortissant ivoirien à un examen urinaire avant de lui prescrire un traitement pour éliminer “certains parasites dans son système digestif”. “Rien d’anormal”, affirme-t-il. Le patient se serait réveillé de l’anesthésie juste après l’opération. Mais 45 minutes plus tard, il décède. Que s’est-il passé ? Une erreur de diagnostic ? Un choc vagal (une panique qui bloque la respiration et aboutit à un arrêt cardiaque), comme le soutient le médecin accusé ? L’affaire est actuellement en appel et l’on s’attend déjà à un allégement de la sentence, en raison du lobbying exercé par les médecins.

Comme dans beaucoup d’affaires, les médecins essaient de défendre une profession quasiment “intouchable”. “Nous ne sommes ni une corporation ni un syndicat. Tout le monde dit que nous protégeons les médecins, même quand ils sont en tort. C’est faux, nous sommes la bête noire de beaucoup d’entre eux, car nous nous saisissons nous-mêmes en cas de violation du Code déontologique”, se défend un responsable de l’Ordre des médecins. Ainsi, même quand les tribunaux ne sont pas saisis, l’Ordre convoque son propre conseil de discipline pour sanctionner les médecins fautifs. Les sanctions encourues ? Avertissement, blâme, suspension temporaire ou, dans les cas extrêmes, la radiation pure et simple. Cette dernière a été prononcée une seule fois, à l’encontre d’un médecin qui pratiquait l’avortement illégal.

La clarification des erreurs médicales ressemble à une boîte de Pandore. Établir une loi spécifique impose la détermination des devoirs et des obligations des tous les intervenants : médecins, patients, Etat mais aussi compagnies d’assurances. Ce sont elles qui indemnisent les victimes au cas où le médecin condamné aurait contracté une assurance responsabilité civile professionnelle… facultative. Or, qui dit augmentation des indemnisations judiciaires, dit renchérissement des primes d’assurances et, par ricochet, augmentation des tarifs des actes médicaux. Le Maroc est-il prêt à un tel remue-ménage ?

Croyance : Entre justice et fatalisme

L’erreur médicale affecte en moyenne un patient sur dix dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé, qui a fini par créer l’Alliance mondiale pour la sécurité des patients. Cette instance a établi diverses recommandations pour réduire le risque d’erreur : prescrire des ordonnances électroniques, standardiser les étiquettes des perfusions, faire signer le chirurgien sur le membre à opérer… Le Maroc est bien loin de cette lutte effrénée contre l’erreur. Chez nous, sensibilité religieuse et culturelle oblige, c’est plutôt la fatalité qui l’emporte. Suite à un décès délictuel, de nombreux médecins se contentent d’invoquer la volonté de Dieu. Ce fatalisme, qu’on retrouve également chez les familles des victimes, passe souvent sous silence bien des abus et empêche l’établissement d’un diagnostic sur l’état réel des erreurs médicales. La loi du silence est encore plus présente dans les hôpitaux publics, en raison du niveau socio-culturel de la population qui s’y soigne.
Suite au rapport de l’Institute of Medicine, commandé en 1999 par l’administration américaine, l’OMS a manifesté son inquiétude. Le document a montré que l’erreur médicale est devenue la huitième cause de mortalité aux États-Unis devant les accidents de la route et les cancers du sein. On dénombre également 40 000 morts au Royaume-Uni et quelques milliers en France. Et au Maroc ? Dieu seul le sait.

TelQuel - Naia Lamlili

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