Lycée français / Lycée Public : Le choc des classes

2 avril 2007 - 00h46 - Maroc - Ecrit par : L.A

À l’occasion de la Semaine de la francophonie, le Lycée Lyautey a accueilli des élèves provenant de lycées publics. Deux mondes, peu habitués à se fréquenter, se découvrent.

Lundi matin, 9 heures tapantes. Les organisateurs sont à l’heure. Annaïck Tamim, chargée de communication au Lycée Lyautey, se transforme en maître de cérémonie pour l’occasion. Elle veille aux préparatifs de dernière minute en lançant ses ordres dans un arabe approximatif, que seul Lahcen, son interlocuteur (une sorte d’homme à tout faire), arrive à comprendre.

Les journées de la francophonie peuvent alors commencer. Le portail du Lycée Lyautey est ouvert et les premiers invités font leur entrée. Le proviseur débute son discours d’ouverture en s’excusant pour le consul de France à Casablanca, manquant à l’appel pour une raison que la raison ignore. Anticipant les remarques des journalistes, il souligne avec ironie que “le risque avec un tel événement, c’est d’oublier la vocation de la francophonie le reste de l’année… un peu comme ce qui se passe avec la journée de la femme”. Il précise que l’objectif de cette manifestation est de créer des liens de confiance et enrichir les relations entre le Lycée Lyautey et l’enseignement public marocain. Discours bien rodé diront certains, soporifique, bâilleront d’autres.

La salle applaudit à chaque fois que le proviseur marque un temps d’arrêt. Avant que ça ne tourne à la “standing ovation”, le chef de l’établissement précise qu’il s’arrête uniquement pour reprendre son souffle. “Il n’est donc pas nécessaire d’applaudir”, souligne-t-il. Rires dans la salle, les visages et les corps se décrispent.

Fausse note de tolérance

Début de la cérémonie : un groupe composé d’élèves du Lycée Lyautey et de plusieurs lycées de la capitale économique entame un chant commun. En plein quart d’heure de gloire, des élèves narquois font des signes à leurs camarades qui leur répondent par un sourire. Un peu plus tard, une jeune fille reprend le tube de Ginie Line “Jusqu’à la tolérance”. Elle se lance imprudemment dans les aigus et l’inévitable fausse note tombe. Elle ne se dégonfle pas pour autant et termine sa chanson. Le public applaudit. La tolérance se résumerait-elle en une augmentation du seuil de résistance aux décibels quitte à avoir des acouphènes ? En tout cas, au banquet de la francophonie, Assurancetourix, le barde gaulois, aurait certainement apprécié le repas.

Le lendemain, la fête suit son cours. De jeunes collégiennes, dont quelques-unes voilées, portant toutes des blouses bleues -règlement intérieur oblige-, chantent un hymne à la solidarité. Regard médusé de Mehdi, jeune “lyautéen”, adolescent “raybanisé” avant l’heure, qui déclenche les hostilités : “Je ne comprends pas comment des filles de neuf ans peuvent porter le voile”. Sofia, sa camarade de classe, s’empresse de lui expliquer que ces jeunes filles sont parfois contraintes de le porter sans même en saisir le côté religieux.

En aparté, des officiels du lycée français s’extasient devant la puissance de jeu des élèves de l’enseignement public marocain et surenchérissent en affirmant que les élèves du lycée Lyautey devraient s’en inspirer. Et d’ajouter : “Même en Hip-hop, ils sont doués ces gamins de la rue”. L’auteur de la bourde se reprend et choisit un qualificatif plus adapté, mais trop tard, le mot est prononcé.

Non loin de là, un professeur mystérieux, une sorte d’homme à la cigarette de X-Files, entraîne discrètement au loin un groupe de journalistes et leur murmure sur un ton de confidence : “J’ai des révélations à vous faire, je vous appellerai”. Même scénario le lendemain et le surlendemain. Mais “gorge profonde” ne donnera jamais signe de vie pour des raisons que la raison continue d’ignorer.

Gros sur le coeur

Dans les coulisses, de jeunes lycéens des deux camps flânent. Asmae arrive, catastrophée, et demande à une âme charitable de bien vouloir la dépanner d’une cigarette. Karim, malicieux, fait mine d’être choqué et lance : “Vous les filles de la mission vous fumez, “âadi” (normal) !”. La réponse de la concernée fuse : “ Dans ton lycée aussi les nanas fument, mais elle se cachent”. C’est alors que Réda, son ami d’enfance, vole à son secours et dégaine un paquet de Marlboro. Il en sort une cigarette qu’il lui tend. Celle-ci l’allume et recrache la fumée avec dégoût. “Hmar (âne), tu m’as filé une marquise, c’est dégueulasse”. Karim n’en peut plus de rire, il raille Réda, le Zorro désargenté de la nicotine.

Autre jour, même lieu, même ambiance dans la salle Eugène Delacroix qui abritait le spectacle. Nadia et Hind, toutes deux en 1ère ES au Lycée Lyautey, taquinent Mehdi et Chakib, deux jeunes d’un lycée de Hay Mohammadi. “Pourquoi êtes- vous bras dessus bras dessous, vous êtes homos ?”. Rires jaunes côté garçons… Fous-rires côté filles. “Vous les filles de Lyautey, vous vivez dans un autre monde. C’est vous qui êtes différentes, vous avez peur de tout. Si vous me voyiez dans la rue, vous diriez ‘hada kaï grissi’ (c’est un voleur)”, lâche Mehdi, qui semble en avoir gros sur le cœur et qui ne manque pas de préciser qu’il a appris lui-même le français en regardant la télé. Chakib sent le vent tourner et en profite pour enchaîner : “On aimerait bien être à votre place, “wlad kili mini” (fils à papa). Votre lycée est super classe alors que le nôtre ressemble à Alcatraz. A l’entrée, il y a écrit : bienvenue à Oukacha (ndlr : référence à la prison de Aïn Sebaâ)”. Mehdi, qui sent que la conversation prend un tournant belliqueux, lance à son acolyte : “Attends, elles sont sympas, on peut s’entendre avec elles… surtout “febit naâss” (dans la chambre à coucher)”. La blague fait fureur, mais les réalités sont là.

Nezha, qui vient de rejoindre ses amies dans la salle, a la mine déconfite. Elle vient d’avoir 12 en philo, ce qui risque de baisser sa moyenne et donc de compromettre son admission dans un grand lycée parisien. Caricature ? Non, réalité sociale. Un peu plus tard, Jawad, lycéen en 1ère année du baccalauréat, avouera, blasé, sa moyenne catastrophique au premier semestre : 04/20. La raison : une embrouille avec le surveillant général.

Jeudi 11 heures, fin des festivités. Les locaux reprennent leurs activités normales tandis que les visiteurs évacuent les lieux. Imane, pensionnaire du Lycée Lyautey, quitte l’établissement et monte dans la 407 conduite par un chauffeur discipliné. De leur côté, des jeunes des lycées publics marocains, courent, comme ils ont l’habitude de le faire, derrière un bus bondé qui n’avait pas l’intention, comme d’habitude, de s’arrêter. Ils ne désespèrent pas pour autant et arrivent à le rattraper au feu rouge. Le feu passe au vert. La 407 part dans un sens… le bus dans l’autre.

Analyse : Histoire de courant d’air

Dans son ouvrage intitulé Les Elites du royaume (éditions l’Harmattan 2000), Ali Benhaddou évoque la quasi-inexistence de classe moyenne au Maroc. Cela empêche de parler de droit à la différence puisque dans le cas marocain, la différence est plus subie que choisie. Or, le pendant de la liberté (condition sine qua non pour pratiquer sa différence), c’est assurément l’égalité. En effet, l’indigence et la pauvreté intellectuelle et matérielle maintiennent une majorité de la population marocaine dans un état d’aliénation (terme marxiste faisant référence à la dépendance de la classe ouvrière par rapport aux détenteurs des moyens de production).

Ces jeunes défavorisés ne sont donc pas différents par choix. Ils sont contraints de fréquenter tel ou tel établissement, côtoyer telles ou telles personnes, vivre dans tel ou tel endroit. La société marocaine est très cloisonnée, à l’image de l’Inde et son système de castes. Les jeunes n’ont pas, ou peu, de possibilités de s’affirmer socialement dans un pays où l’ascenseur social est en panne. Ainsi, lorsqu’ils sont invités à dialoguer sur des sujets tels que le droit à la différence, le discours de ces jeunes (rappelons qu’ils sont tout de même majoritaires) dévie fatalement sur les inégalités. La conscience des classes, ils l’ont déjà, à l’image de Hassan, en terminale dans un lycée public, qui parlera de courant d’air entre les très riches et les très pauvres pour désigner le fossé existant.

TelQuel - Youssef Ziraoui

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