Salah Baih est marocain. Même si les Espagnols ne l’ont jamais regardé de travers, dit-il, aujourd’hui, ils portent un regard positif sur lui. Ce qui a changé, c’est qu’auparavant il était ouvrier agricole et qu’il est maintenant propriétaire d’une serre de 2,2 hectares à Campohermoso, dans la province d’Almería. Pour y parvenir, il a dû travailler de l’aube au crépuscule et obtenir un prêt de 265.000 euros. Mais maintenant, il travaille enfin sa propre terre.
Il y a dix-sept ans, Baih a débarqué à Gibraltar dans une patera (embarcation en bois) partie de Sebta (ville autonome espagnole enclavée au Maroc) : il n’avait pas même emporté une paire de chaussures. Il est originaire de Beni-Mellal, la région du Maroc qui compte le plus d’émigrants. Pendant toutes ces années, il a obtenu des contrats de travail qui lui ont permis de faire venir une cinquantaine de membres de sa famille et d’amis. Il emploie désormais quatre femmes marocaines, à commencer par sa propre épouse, Rouzki.
La famille de Salah Baih n’est pas une exception. Depuis quelque temps, des dizaines d’immigrés achètent ou louent des terres pour devenir chefs d’entreprise – ou "patrons", comme on appelle ici les propriétaires de serres. Un autre Marocain, Ahmed El-Hichou Ali, est en Espagne depuis plus longtemps que Salah : en vingt-cinq ans, il a épousé Soraya (une jeune femme de Bilbao), a eu quatre enfants, a acquis la nationalité espagnole et, récemment, a acheté 3 hectares de serres pour 540.000 euros. Il a dû hypothéquer trois maisons, dont l’une appartient à ses beaux-parents, à Almería. Il emploie une Marocaine et une Lituanienne. Il a le même problème que tous les agriculteurs, explique-t-il : les intermédiaires, de véritables sangsues qui empochent tous les bénéfices.
Le principal obstacle à l’accès à la propriété vient des banques, qui ont fermé le robinet des prêts hypothécaires, notamment pour les immigrés. C’est la raison pour laquelle Ahmed Basri, qui loue 10 hectares à Murcie, n’a toujours pas pu conclure l’achat de la ferme que lui propose Montserrat Jiménez, à Campo de Níjar, pour la somme de 390.000 euros.
Autant de villes ou de villages où les Marocains sont bien implantés et, dans bien des cas, ont travaillé pendant de nombreuses années pour des agriculteurs andalous. Cette ruée des immigrés sur les terres agricoles s’explique surtout par le fait que les enfants des paysans de la région n’ont aucune envie de reprendre les serres. Certains ont fait des études et exercent des métiers qualifiés, mais la plupart passent tout simplement leur temps à dilapider l’argent gagné par leurs parents. Aussi, lorsque les propriétaires prennent leur retraite, ils vendent les serres qu’ils ont eu tant de mal à créer aux seuls qui croient encore au travail de la terre : les Marocains.
Il y a quinze ans, Francisco Montoya a embauché Salah Baih dès qu’il l’a rencontré, non sans lui avoir auparavant fourni des chaussures et des vêtements. Quand il est tombé malade, il y a six ans, Montoya, qui n’a pas d’enfants, a loué sa serre à Baih puis la lui a vendue. C’est le cycle naturel de la vie, dit-il maintenant. Juan Rodríguez, un autre habitant d’Almería, a également des serres à Campohermoso. Il a deux filles, mais aucune ne veut reprendre l’affaire. "Dans cinq ans, je prendrai ma retraite et je vendrai ma propriété au plus offrant, sans doute un Marocain, car ce sont les seuls qui aient encore envie de continuer à faire ce métier", affirme-t-il.
Jesús Méndez, un courtier spécialisé dans la vente des propriétés agricoles, affirme que les Marocains représentent au moins 10 % des propriétaires de la région. "Nous autres, Espagnols, nous n’avons plus envie de travailler sous le plastique des serres et, à ce rythme, dans cinq ou dix ans, toute la campagne sera à eux", dit-il. Le gérant d’une entreprise agricole confirme que la région compte une bonne centaine de Marocains propriétaires ou locataires, dont plusieurs sont clients… et bons payeurs.
Source : José Bejarano - La Vanguardia / Courrier international