Elle ne passe pas inaperçue, Fatéma. Avec son teint légèrement basané, ses longs cheveux noirs, des yeux comme des amandes, sombres et profonds, ses dizaines de bracelets d’argent qui s’entrechoquent sur les avant-bras, on dirait une princesse sortie directement d’un conte égyptien. Élégante et volubile, elle tient pourtant un discours sérieux et farouchement moderne, sur la cuisine en général, son pays le Maroc, à travers sa cuisine qu’elle estime être « l’une des plus sophistiquées au monde ».
Elle voyage aux quatre coins du monde - demain au Brésil et ensuite à Rome - toujours dans le but de parler et de défendre ces artisans domestiques, les cuisiniers des pays en développement dont on oublie trop souvent l’apport majeur dans les cuisines de l’Occident. Et ce matin, elle discute aussi du sirop d’érable, de la neige, et surtout « de la gentillesse des Montréalais ».
Mais Fatéma Hal s’est d’abord intéressée aux « dadas », ces femmes cuisinières qui n’ont pas d’étoiles Michelin mais qui ont laissé sur leur passage des décennies de souvenirs, de secrets et de techniques culinaires et dont le savoir était largement transmis par voie orale. Ce qui explique qu’il n’y ait aucune tradition de livres de cuisine au Maroc. Elle s’est donc consacrée depuis plus de 30 ans à la défense et à la préservation de ce savoir. Licenciée en littérature, elle a fait des études d’ethnologie, mais a opté pour la cuisine en ouvrant en 1984 La Mansouria, qui allait devenir le plus célèbre restaurant marocain en dehors du Maroc. Et comme elle le dit toujours, « un restaurant que j’ai ouvert en hommage à la cuisine de ces vieilles femmes qui, autrement, auraient disparu de la mémoire des hommes sans laisser de traces ».
En parallèle, nous conversons sur la phénoménale nouvelle « conscience gastronomique » qui s’empare de l’Occident et métamorphose des cultures autrefois gastro-néandertaliennes en dieux du stade... Mais nous continuons d’ignorer ce qui s’est fait juste au sud de l’Espagne. Or, les Marocains ont édifié une gastronomie complexe et multiforme, largement méconnue chez nous. Ce n’est pas étonnant vu son passé prestigieux remontant à l’époque où le pays était le grenier à blé des Romains, puis le couloir principal de la route des épices avant de tomber sous l’empire français, un passé qui a laissé des strates gastronomiques complexes, fait de pratiques et d’habitudes alimentaires qu’ont largement enrichi une aristocratie de palais et un terroir riche et varié.
« En un sens, la cuisine marocaine est d’abord régionale. Et les habitants des régions ont beaucoup voyagé à travers le pays, riches marchands, nobles, Berbères et Arabes, juifs et musulmans, tous ont dépassé le cadre strict de leur lieu de résidence. Par exemple, la plupart des riches Fassis (habitants de Fez) sont partis vers Casablanca au début du siècle, pour profiter des échanges avec la France et par extension avec l’Occident. Et naturellement, ils amenaient avec eux leurs cuisiniers, qui étaient continuellement exposés à de nouvelles idées. »Il ne faut donc pas s’attendre à trouver une seule cuisine par grande ville au Maroc, mais des traditions culinaires habituées au métissage. C’est ce que Mme Hal appelle la cuisine du lien. « La cuisine, ce n’est pas seulement des régions et des échanges, il y a des saisons, il y a des secrets, des usages, il y a des produits différents comme les arganiers du sud du pays qui produisent l’huile d’Argan ou les dattes qu’on récolte dans le désert. Il y a par exemple, des centaines de variétés de couscous, et c’est un plat qui ne se consomme jamais au singulier, on ne le mange jamais seul. Puis quand on le sert, les enfants font l’apprentissage de la cuisine en apprenant le respect de l’autre, ils ne mangent que la part devant eux. »
Fatéma Hal croit qu’il y a beaucoup d’idées reçues sur le Maroc, surtout par méconnaissance.
« La circulation des idées explique l’héritage marocain, surtout en cuisine. Mais pas seulement en cuisine du reste, dans l’architecture, dans l’art en général, et aussi dans la littérature. Prenez le cas de Tahar Ben Jelloun, l’écrivain marocain qui a reçu le Goncourt en 1987, il écrit quand même dans une langue qui lui est étrangère, le français ! »
Cet aspect cosmopolite, on le vit aussi dans la cuisine de rue, à laquelle s’est aussi beaucoup intéressé Mme Hal, parce que c’est la cuisine publique, celle des beignets, des pâtes d’amandes et des brochettes. Celle aussi des marchés, des étals de fruits secs et d’épices, où règne toujours un brouhaha tapageur et panaché. Car dans la rue, on trouvait la division traditionnelle entre le monde des hommes et celui des femmes. « En comprenant le monde des hommes, j’apprenais beaucoup sur celui plus clandestin des cuisines privées. Les hommes dominaient la rue au Maroc et dans le monde arabe en général, on ne va pas se raconter des histoires. On a imposé une frontière rigide pendant très longtemps. Aujourd’hui, c’est dans notre intérêt de l’ouvrir, sinon la transmission est bloquée. Il faut donc que les garçons apprennent aussi la cuisine. » dit-elle en souriant.
« Même s’il y a beaucoup de résistance, les choses commencent lentement à changer ». Je lui demande si elle ne trouve pas le défi un peu grand, elle me répond un peu narquoise : « Oui, je l’avoue, c’est un très gros boulot. Mais je n’aime que les missions difficiles ! »
Source : Cyberpresse.ca - Robert Beauchemin