Les officiers marocains de l’état civil sont à présent dans l’obligation d’accepter temporairement les prénoms déclarés, y compris ceux en contradiction avec la loi, contrairement aux pratiques antérieures, selon un décret qui vient d’être publié.
Il se tient droit comme un « i » et dit bonjour en faisant un curieux salut militaire de la main. Abdallah Belfar, 92 ans, ne parle pas un mot de français. Il porte le burnous à capuche bleu pétrole des bergers de l’Atlas qui recouvre plusieurs couches de vêtements. Malgré son âge, il vient de faire un voyage de plusieurs jours depuis le Maroc jusqu’à Lyon. Ancien tirailleur marocain dans l’armée française durant la Seconde guerre mondiale, Abdallah Belfar veut récupérer l’allocation de 600 euros mensuels que l’Etat français lui a finalement accordée il y a dix ans, avant de la lui supprimer subitement l’an dernier.
Pour toucher cette pension, il ne devait pas s’absenter plus de trois mois du territoire français. Or, en 2005, Abdallah Belfar s’est cassé le col du fémur lors d’un pèlerinage à La Mecque. Il est resté neuf mois immobilisé, sans pouvoir revenir en France. Les services administratifs lui ont envoyé des courriers… à son adresse française. Il ne les a jamais reçus. La pension a été supprimée.
Grand sac
Fatigué et malade, Abdallah Belfar n’a pas cherché à comprendre : « J’ai dit, c’est comme ça. ». Et s’est contenté de ses cinq euros mensuels de pension militaire. Jusqu’à ce qu’il raconte son histoire à un émigré marocain en vacances dans sa région. Boualam Azahoum, militant à Lyon dans une association s’occupant, entre autres, du droit des étrangers, le prend sous son aile. Abdallah Belfar lui montre ses papiers. « Il avait précieusement conservé dans un grand sac tous les courriers qu’il avait reçus en France, des prospectus de banque à ses feuilles de retraite d’ancien combattant. J’ai fait un peu de tri. »
C’est ainsi que tous deux ont passé une semaine à tenter de faire entendre le cas Abdallah Belfar auprès des services d’action et de sécurité sociales de Villeurbanne (Rhône). Epreuve de force pour le vieux monsieur. Dans un premier temps, les services sociaux ne veulent rien entendre. Il n’avait qu’à pas quitter le territoire, les règles sont claires.
Boualam Azahoum fait un scandale aux guichets. Demande systématiquement à voir les responsables. Au deuxième rendez-vous, Abdallah Belfar fait un malaise et passe la nuit aux urgences. Son ami, rompu aux subtilités du fonctionnement des administrations françaises, ne lâche pas prise. Il est enfin autorisé à remplir une nouvelle demande d’allocation.
Abdallah Belfar est heureux. Il va - peut-être - redevenir un « immigré », comme il dit. Celui qui peut faire vivre sa famille au pays, faire des cadeaux. Le minimum vieillesse français, environ 600 euros, est l’équivalent du salaire d’un professeur d’université au Maroc. Même si une bonne partie part dans les allers-retours avec la France. Car, pour ne pas être absent plus de trois mois consécutifs du territoire français, tout en conservant sa vie « chez lui », Abdallah Belfar est contraint de multiplier les voyages. Malgré l’âge. Depuis le début des années 90, ils sont entre 1 500 et 2 000 anciens combattants marocains à vivre ainsi. Une partie de l’année en France, à attendre que le temps passe, vivant chichement pour ne pas gaspiller le pécule. Le reste de l’année chez eux, sur leurs terres. Pendant longtemps, Abdallah Belfar n’a rien touché pour ses six années passées dans l’armée française. Armée régulière de 1939 à 1940, puis dans les forces libres jusqu’en 1945, date à laquelle il a pu rentrer chez lui. Il cite de mémoire le nom des officiers sous les ordres desquels il a servi. Son livret militaire, petit carnet aux pages jaunies, attestant de ses différentes affectations durant la guerre, ne l’a jamais quitté.
Dans les années 70, il a appris par d’autres anciens combattants qu’il avait droit à une pension militaire. Il l’a demandée. Le montant est dérisoire (5 euros mensuels actuellement) mais elle est symbolique pour Abdallah Belfar. Mais, c’est surtout à la fin des années 80 que les droits de ces anciens combattants ont radicalement évolué.
En 1986, les lois Pasqua leur ont accordé le droit à un titre de séjour en France avec autorisation de travailler. Sauf que, la plupart n’étaient plus en âge de le faire. Deux ans plus tard, en 1988, le RMI est créé. Grâce à leur titre de séjour, ces vieux messieurs se retrouvent en droit de le toucher. Cela se sait peu à peu.
Taxis collectifs
C’est ainsi qu’au début des années 90, des centaines de vieux Marocains, comme Abdallah Belfar, débarquent en France et commencent cette double vie entre la France et le Maroc. En 1998, le RMI est devenu pour eux le minimum vieillesse. C’est cette dernière allocation qu’Abdallah Belfar est venu demander à Lyon. Puis il est rentré dans ses montagnes. Il a pris « le G9 », l’un de ses taxis collectifs qui relient la France et le Maghreb. Deux jours de voyage dans des conditions de sécurité et de confort minimales - il s’agit de camionnettes - pour le même prix qu’un billet d’avion. Mais Abadallah Belfar ne veut pas voyager autrement. Il a toujours fait ainsi, lorsqu’il était « immigré ». Il peut parler avec d’autres Marocains. Et se sent de toute façon incapable de prendre un avion. Pas son monde. Le seul souci du vieux monsieur, s’il récupère sa pension : combien de temps pourra-t-il continuer à faire ces allers-retours ? Abdallah Belfar veut mourir chez lui.
Libération.fr - Alice Géraud
Ces articles devraient vous intéresser :