Lois et corruption, les liaisons dangereuses

27 avril 2007 - 14h23 - Maroc - Ecrit par : L.A

Inapplication de la loi rime parfois avec tadwira. En cause : les "hors-la-loi", les lois ou ceux chargés de les faire respecter ? Si parfois il suffit de connaître ses droits pour éviter de recourir au billet glissé, certaines dispositions comme le projet de loi 52-05 relatif au Code de la route inquiètent les bataillons de la lutte contre la corruption.

On dit communément que « les lois sont faites pour être violées » mais on s’interroge moins sur l’incidence de ces transgressions sur la corruption. Bafouées par monsieur ou madame tout le monde ou par des agents de l’autorité, peut-on dire pour autant que certaines lois entretiennent la corruption ? « Non, répond Rachid Filali Meknassi, professeur de la faculté de droit de Rabat, mais il existe toutefois des dispositifs institutionnels qui la facilitent ». Il cite en exemple le projet de loi sur la déclaration du patrimoine, sans mise en place de contrôles adéquats, ou encore les normes urbanistiques violées avec la complicité de certains inspecteurs de l’urbanisme. « Je ne pense pas qu’il y ait des lois irréalistes, ajoute-t-il, mais des personnes placées dans des positions d’abus de pouvoir ».

Gare aux abus

Et les abus de pouvoir peuvent prendre plusieurs formes, de l’arrestation arbitraire à l’intimidation motivée par l’appât du gain. Les témoignages abondant dans ce sens ne sont pas rares. « Nous sommes trois amies, rentrées chez moi un soir à trois heures du matin, explique cette jeune femme de 26 ans. Nous étions escortées par un ami. À l’entrée de mon immeuble, nous nous sommes fait appréhender par une estafette. Cette situation très humiliante a encouragé notre ami à glisser un billet, accepté sans mal, pour mettre fin aux reproches : le fait que nous soyons célibataires à l’extérieur à une heure jugée indécente. Je suppose qu’on n’a de toute façon pas le droit de se balader avec un homme s’il n’est pas notre mari ou de notre famille ».

Autre expérience, même amertume. T. se souvient du jour où, ayant acheté de l’alcool, il s’est fait embarquer par “la rafle” avec un ami. Après quelques heures passées au commissariat pour vérification de leur identité, ils sont relâchés, les bouteilles confisquées. « Acheter de l’alcool est interdit au Maroc contrairement à tout ce qu’on a pu voir, faire, ou vivre, contrairement à la réalité. C’est interdit », conclut T., résigné. Ces deux témoignages, soumis à l’analyse de Michelle Zirari, juriste membre de Transparency Maroc, dénotent abus d’autorité. Que dit la loi ?

Le premier cas peut sans peine s’élargir à la hantise subie au quotidien par bon nombre de couples. « Le problème se pose dans les mêmes termes pour les couples qui sont arrêtés tout simplement parce qu’ils ne sont pas mariés, explique Michèle Zirari. Soit l’agent qui les arrête ignore la loi, ce qui semble douteux, soit il y a menace de dresser un PV de flagrant délit de relations sexuelles hors mariage, infraction punie par le Code pénal (article 490) ». En somme, et selon les principes fondamentaux de notre Constitution, rien n’interdit à un couple non marié de se balader publiquement, si aucun outrage à la pudeur n’est commis. Pourtant, nombreux sont ceux qui vivent dans la crainte de se faire arrêter. Pour mettre fin à l’intimidation et à l’humiliation, mal vécue principalement par la gent féminine selon des témoignages, la préférence ira au graissage de patte malgré un ras-le-bol ambiant.

« Pourquoi je dois toujours m’inquiéter d’avoir mon acte de mariage sur moi quand je suis avec ma femme, pour éviter les abus de pouvoir ? s’interroge ce cadre. Et si on pousse jusqu’au bout la logique, pourquoi est-ce qu’on n’arrête pas non plus deux hommes ou deux femmes ensemble ? »

Pour ce qui est du second cas, Michèle Zirari rappelle qu’« un texte qui date de la période du Protectorat interdit et sanctionne la vente d’alcool aux musulmans mais n’interdit ni ne sanctionne l’achat d’alcool ». Cette situation ambiguë ne décourage pas certains agents malintentionnés qui profitent en quelque sorte de la méconnaissance des citoyens de leurs droits. Il sera toujours plus simple de toute évidence d’inquiéter un simple consommateur que le vendeur qui, pourtant, devrait tomber sous le coup de la loi. « S’il y a ambiguïté ou application de la loi de manière discrétionnaire, il y a risque de corruption », avertit Azeddine Akesbi, Secrétaire général de Transparency Maroc. Comme la loi punit en revanche l’ivresse publique (décret royal portant loi n° 724-66 relatif à la répression de l’ivresse publique), un acheteur sera tenté de donner quelques billets pour éviter le tribunal si le PV est dressé dans ce sens.

Les freins à la lutte

Et quand la corruption n’est pas le résultat d’un rapport de confiance biaisé par la peur, elle peut être engendrée par des dispositions législatives qui la favorisent ou qui ne pourront du moins que très difficilement éviter les abus de pouvoir. Dans la ligne de mire depuis quelques semaines, le projet de loi 52-05 relatif au Code de la route et la forte augmentation des amendes pénales. « La réalité du terrain va faire que se mettra en place un système d’arrangement parallèle, en dehors de la loi : ce sera le racket et la corruption généralisés », écrivait dans un éditorial Abdelmounaïm Dilami, directeur de publication de l’Economiste, lors de la grève des professionnels de la route.

Au ministère de l’Equipement et du Transport, on se refuse à une telle analyse. On y oppose la prise en compte de nouvelles mesures pour contrer la corruption : limitation autant que possible de l’intervention humaine dans la constatation des effractions (notamment grâce à des radars fixes qui enverront les contraventions à domicile) ou obligation pour les agents (officiers et agents de la police judiciaire, de la sûreté nationale et de la gendarmerie royale) de se munir d’un insigne portant leur nom et prénom ainsi que leur qualité. Pour ce dernier cas, la circonspection est de mise : « si je commets une infraction et que je suis aussi consentant que l’agent qui s’apprêtera à prendre un billet en m’évitant une très lourde amende, je pense que son badge ne me sera d’aucune utilité », ironise ce conducteur.

Fustigeant le mépris du droit, Michèle Zirari ajoute que « la tolérance des autorités qui n’appliquent pas les normes en vigueur ne doit pas réjouir ceux qui en bénéficient mais au contraire les inquiéter ». Non respect du Code de la route ou d’autres lois ignorées ou mal connues (interdiction de fumer dans les lieux publics, interdiction de jeter des ordures dans les lieux publics) constituent, selon elle, « un risque permanent de chantage pour s’assurer de la docilité des personnes concernées… et une source de profit puisque la menace d’appliquer la loi peut permettre d’obtenir quelques billets ».

Ceux qui refusent le jeu de la corruption et souhaitent lutter contre, sont confrontés à une difficulté de taille : apporter la preuve de leur bonne foi. « L’homme est rationnel et homo economicus avant tout, explique Rachid Filali Meknassi. Porter plainte, avec toute l’humiliation et les frais que ce genre de démarche suppose, est décourageant. On le fera encore moins quand on n’est pas sûr des résultats, avec le risque d’être poursuivi pour outrage à agent public ». Citant le récent cas des avocats de Tétouan, « qui paient cher leur civisme », Azeddine Akesbi souligne qu’« au niveau de Transparency Maroc, nous réclamons une loi qui protège les témoins et qui leur donne toutes les garanties pour ne pas être inquiétés ». L’adoption d’une telle loi serait déjà un signe fort, cohérent avec l’image d’un pays qui se veut en transition démocratique. Quant à la faire appliquer, c’est une autre histoire.

Le Journal Hebdo - Aïda Semlali

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