Au Maroc, certains présidents de commune, candidats à leur succession à l’occasion de la session d’octobre, sont accusés d’avoir commencé à acheter les voix de certains élus pour garantir leur réélection.
Au Maroc, le raz de marée islamiste annoncé n’a pas eu lieu. Pour trois raisons. En premier lieu, les effets d’une ingénierie électorale sophistiquée ne sont pas à minorer. Découpage finement ciselé et mode de scrutin de liste à la proportionnelle à un tour interdisent l’émergence d’une majorité absolue.
Ensuite, si Hassan II est mort, son héritage demeure plus vivace que jamais. Les analyses électorales effectuées par Rémy Leveau dans les années 1960 permettaient de dégager une carte politique révélant des "blocs massifs de tendances opposées", reflétant des clivages géographiques, sociaux et culturels qui départageaient les quatre grands partis d’alors. Quarante ans plus tard, le pluralisme social s’est mué en balkanisation politique. Sous Mohammed VI, nul besoin d’accompagner la naissance de partis loyaux : 33 partis étaient en lice le 7 septembre.
En troisième lieu, agiter l’épouvantail de l’islamisme - les "classes dangereuses" d’aujourd’hui - est utile politiquement. Mais, on le voit bien, il ne suffit pas de crier "Dieu est grand !" pour mobiliser les voix de la communauté des croyants. Certes, lors du dernier scrutin législatif, le Parti de la justice et du développement (PJD) est arrivé en première position en nombre de voix, et en seconde en sièges (46 sièges). Dans la tribune de l’opposition, il a succédé à la gauche, après avoir réalisé un syncrétisme entre social-démocratie et tradition islamique réinventée, imprégné de discours moralisateur et identitaire. Actuellement, c’est l’un des partis les mieux organisés et le plus doté en ressources militantes instruites et disciplinées. Mais son ancrage est avant tout urbain.
Or les cadres du PJD le savent bien : en ville, il leur manque la grande organisation syndicale que la gauche a contrôlée en son temps. De plus, leurs sections estudiantines, féminines, leurs scouts et leurs associations de bienfaisance sont concurrencés même en milieu urbain par les notables qui disposent d’une manne financière autrement importante.
Au village, la compétition est d’autant plus rude que les autorités locales continuent à soutenir plus ou moins discrètement les "défenseurs du trône". Si le PJD a fait une percée fulgurante lors des législatives de 2002 en présentant des candidats dans la moitié des circonscriptions, c’est aussi parce qu’il avait concentré ses efforts sur les lieux où la démonstration de force était possible. Depuis, le parti a déçu une partie de ses électeurs : sa normalisation accélérée, le souci d’apaiser les élites marocaines et l’opinion publique internationale, ont donné l’impression à certains de ses sympathisants que "le match est vendu".
En revanche, si victoire il y a eu le 7 septembre, c’est bien celle des abstentionnistes (63 % des inscrits contre 49 % en 2002) et du clientélisme électoral. Les chiffres homogénéisent de manière factice la pluralité des voix de l’abstention et des votes "invalides" (19 % des votes exprimés). Ils amalgament réfractaires constants et irréguliers, anciens et nouveaux, indifférents et impliqués, exclus politiques et marginalisés sociaux, "incompétents" et "trop compétents", etc. Alors que l’abstention active délimite les frontières à géométrie variable entre l’"opposition de Sa Majesté" et l’"opposition à Sa Majesté", l’abstention passive gagne du terrain et exprime la fameuse "crise de la représentation politique".
Au premier chef, elle repose sur une remise en cause de la classe politique dans son ensemble, islamistes compris. Sur un autre plan, le Parlement et le gouvernement ne sont pas perçus comme des lieux de prise de décision : le pouvoir est ailleurs, au sommet du royaume, dans les commissions et les fondations royales.
Paradoxalement, dans cette dernière catégorie d’abstentionnistes, l’on compte aussi bien les adeptes que les pourfendeurs du marketing politique dont fait l’objet Mohammed VI : un roi en campagne permanente à l’image des sultans prestigieux d’antan, comme le confirmait le discours du trône du 30 juillet : "Je m’attache à définir les grandes orientations pour la nation marocaine. (...) Les élections ne consistent pas, au fond, à s’engager dans une compétition inutile et inopportune, à propos des judicieux choix stratégiques de la nation."
Parmi les nouveaux abstentionnistes, signalons aussi les orphelins de la gauche qui n’ont été séduits ni par le PJD ni par les petites formations de gauche. A la source du désenchantement se trouve peut-être l’évaluation des résultats obtenus au sein du gouvernement, mais surtout le fonctionnement interne de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), ses ambivalences, les couleuvres que le palais lui aurait fait avaler, son soutien plus ou moins explicite à la répression de journalistes et de diplômés au chômage, la rupture avec les bases, etc. De premier parti en 2002 (50 sièges), l’USFP est devenu le 5e en septembre (38 sièges).
En fait, c’est l’abstention sociologique - celle de la masse des marginalisés sociaux - qui s’est le plus amplifiée entre 2002 et 2007, en relation étroite avec le relâchement du maillage social et politique, en ville bien davantage qu’à la campagne (respectivement 30 % et 43 % de participation). D’une part, ces populations craignent beaucoup moins les représailles administratives si elles ne se rendent pas aux urnes. D’autre part, l’introduction du bulletin unique rend le contrôle de l’échange marchand des voix beaucoup plus coûteux : il faut aussi avoir les moyens d’acheter suffisamment de téléphones portables avec appareil photo intégré pour permettre à l’électeur d’attester dans l’isoloir qu’il a rempli sa part du marché ! Il est donc plus difficile de monnayer la voix des "pauvres" contre de l’argent. Dorénavant, ils ont peu à gagner ou à perdre dans une telle transaction.
Dès lors, le clientélisme électoral et la dimension censitaire du scrutin (il faut être fortuné pour mener une campagne tambour battant !) sortent revigorés de cette jonction entre libéralisation relative et désenchantement politique. Car il ne faut pas se tromper sur l’interprétation des succès de l’Istiqlal (52 sièges). Depuis sa création, en 1944, le registre nationaliste a fait long feu. Lorsque des candidats du Parti de l’indépendance essayaient de mobiliser les électeurs en leur rappelant "nous avons libéré le pays", des jeunes leur rétorquaient "vous n’auriez pas dû". Ce ne sont pas non plus les réalisations des superministres de la jeune garde du parti qui ont rapporté le maximum de voix.
Pour l’Istiqlal comme pour le Mouvement populaire (41 sièges) et bien d’autres, la différence a été faite par les machines à fabriquer le vote et à coopter les notables argentés : présidences de commune, quadrillage de certains villages, quartiers populaires et bidonvilles par des leaders locaux, coulés à l’occasion dans le moule des associations.
Pourtant, on aurait tort de parler de dépolitisation générale des Marocains. Si la scène électorale s’apparente davantage à un grand souk des voix, le politique se réfugie ailleurs. En témoignent la vigueur de certains mouvements sociaux, les grandes mobilisations en faveur de la Palestine ou de l’Irak, mais aussi l’excitation que manifestent les Marocains lors des présidentielles en France. Lorsqu’il y a des enjeux et de la lisibilité, lorsqu’il est aisé d’identifier un "nous" par opposition à un "eux", l’implication est intense. Même si, pour l’instant, fragmentation et épouvantails freinent l’exercice effectif du suffrage universel et consolident la voie d’une modernisation semi-autoritaire autour de la monarchie.
Le Monde - Mounia Bennani-Chraïbi, professeure à l’Institut d’études politiques et internationales à l’université de Lausanne.
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