Amina, Fatima, Daouia, femmes SDF …

20 juillet 2002 - 20h30 - Maroc - Ecrit par :

Flétries, bardées de cicatrices, édentées et émaciées, ces trois femmes n’ont pas été choyées par la vie. Elles en ont bavé, ça saute aux yeux. Et pour cause, la quarantaine dépassée, elles vivotent du mieux qu’elles peuvent, depuis de longues années, dans l’enfer de la rue casablancaise, dans un environnement brutal et périlleux, sans merci, peuplé d’hommes surtout (et pas des plus “ gentlemen ”).

Bien entendu, comme la plupart des SDF, elles aussi sont accros à l’alcool et à diverses autres drogues. Elles aussi s’adonnent sans retenue aux plaisirs éphémères, illusoires et artificiels pour oublier leurs sales expériences et la rudesse de leurs vies. Présentement, elles vivent dans une vieille Renault Trafic abandonnée, non loin de la rue d’Agadir, mais ont aussi squatté dans des demeures abandonnées ou encore dormi à la belle étoile.

Méfiance

Fatima, Daouia et Amina ne sont pas très volubiles. Méfiantes et révoltées, du fait de leur condition, elles ne font pas facilement confiance à un étranger. “ Regardez comme il est fringué ”, raille Amina. “ On ne va tout de même pas livrer nos histoires à ce petit-bourgeois ”, ajoute-t-elle en s’adressant à ses comparses. L’affaire est mal engagée et tout le baratin préalable à l’enquête n’y fera rien. “ Il faut que tu nous prouves ta bonne volonté si tu veux glaner des informations ”, lance Daouia. Trois bouteilles de mauvais pinard et deux kilos de sardines feront largement office de bonne volonté à leurs yeux. Et au fur et à mesure que les bouteilles se vident, les commentaires deviennent plus précis, plus poignants, bouleversants même.

La belle du 11 janvier
C’est donc joyeusement attablées autour des bouteilles et d’un brasero de fortune (un fût métallique de taille moyenne, sectionné en son milieu), dans la Renault Trafic, que les trois femmes se mettent à raconter leur vie, leur histoire. Une véritable histoire d’horreur. Fatima, la plus jeune des trois, n’a apparemment plus toute sa tête. Elle radote, éclate de rire sans raison apparente, mais passe tout de même par des phases de lucidité. “ La rue n’est pas faite pour les femmes. D’ailleurs, à force d’y traîner, nous avons, toutes trois, perdu nos caractéristiques féminines. Nous sommes devenues des hommes avec des vagins et des seins. Nous parlons comme eux, agissons à leur manière ”, explique-t-elle.

Selon leurs dires, on n’atterrit pas dans la rue par hasard. C’est au contraire la phase finale d’un processus inexorable, constitué de multiples déboires. Daouia commente sa “ chute sociale ” : “ J’ai été mariée à un cousin, à l’âge de 13 ans. Nous habitions à l’époque dans la région de Settat. Un jour, mon mari décida de venir tenter sa chance à Casa et nous nous y sommes installés. C’était vers la fin des années 70 et il n’y avait pas beaucoup d’opportunités à saisir. Mon mari, au chômage, devenait violent et invivable. Le fait que nous n’ayons pu avoir d’enfants le rendait encore plus brutal. Je ne voulais plus de lui et il lui arrivait de me violer lorsqu’il rentrait du bar complètement soûl ”.

Daouia s’arrête soudain de parler, reprend sa respiration.

Manifestement, les faits qu’elle se remémore la font toujours souffrir.

Descente aux enfers
Elle se sert un verre de vin, le boit goulûment et reprend son témoignage : “ Quand je me plaignais de son mauvais traitement à mes parents, ils me disaient de supporter. Ils me rappelaient que j’étais stérile et que personne d’autre ne voudrait de moi comme épouse. J’ai donc fui le domicile conjugal et coupé les liens avec tous les membres de ma famille. J’ai, au début, travaillé comme bonne à tout faire dans plusieurs foyers. J’avais alors 24 ans et un de mes employeurs abusait de moi. Partant du constat qu’une pauvre fille comme moi n’était qu’un objet sexuel destiné à assouvir les appétits masculins, j’ai décidé de faire de cette réalité mon gagne-pain. J’ai fait six ans de trottoir et mes clients m’appelaient “la belle du 11 janvier”.

La lente descente aux enfers qu’a vécue Daouia s’accélère alors à cette période. Elle contracte des maladies professionnelles à la pelle (des IST plus ou moins graves qui manquent de lui ôter la vie), se fait souvent agresser par ses clients et souteneurs (elle garde une incommensurable balafre sur sa joue droite) et finit, comme une épave, dans la rue, sans le sou (son maquereau l’ayant dépossédée de tout le pécule qu’elle avait amassé à la sueur de son corps). “J’ai attenté deux fois à ma vie ”, dit-elle avec détachement en présentant ses poignets salement amochés. C’est au cours de ma seconde tentative que j’ai rencontré Fatima et Amina. Ce sont elles qui m’ont sauvé la vie et conduite à l’hôpital. Depuis, nous ne nous séparons plus. Nous sommes comme des sœurs ”, ajoute-t-elle.

Enivrées par l’alcool, les trois indigentes laissent libre cours au sentimentalisme de groupe. Fatima et Amina prennent Daouia dans leurs bras et la couvrent de tendres baisers. Des larmes jaillissent des yeux de Fatima et c’est bientôt “ l’hémorragie oculaire ”. Elles geignent à l’unisson durant de longues minutes, puis Amina –la première à avoir séché ses larmes- prend la parole : “ Daouia n’est pas la seule à en avoir bavé. Je ne désire pas entrer dans les détails antérieurs à notre expérience dans la rue, mais il faut comprendre qu’à notre âge, aucune de nous n’a pu donner vie à des enfants. C’est sans doute la plus grosse souffrance que nous ayons à supporter. Le reste n’est pas important ”, martèle-t-elle.

Après leur grosse déprime collective, les trois SDF se reprennent. L’ambiance redevient rapidement allègre et l’alcool coule à nouveau. Bien entendu, aucune d’entre elles n’exerce de profession. L’argent nécessaire à leur survie, elles l’engrangent “ au petit bonheur la chance ”, soit en mendiant, soit en cédant aux avances des SDF mâles qui vivent dans leur périmètre. “ Ce n’est pas de la prostitution, à proprement parler ”, explique Amina. “ Nous sommes amies avec ces hommes et nous assouvissons leurs désirs lorsque nous passons des soirées avec eux. Ils s’occupent de l’approvisionnement (nourriture et drogues) et nous comblons leur vide affectif ainsi que le nôtre, par la force des choses ”, ajoute-t-elle.

Les bouteilles sont maintenant vides, non sans avoir fait leur effet sur les trois femmes. L’alcool est une planche de salut factice qui agit comme anesthésiant, qui fait momentanément oublier leurs déboires à Amina, Fatima et Daouia et qui fait régner (de façon éphémère certes) un sentiment de liesse chez ces miséreuses. “ La rue est plus douce avec des verres dans le nez ”, conclut Daouia.

Mehdi Laaboudi pour la vie économique

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Sujets associés : Casablanca - Pauvreté - Femme marocaine

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