Saint-Gobain a annoncé le lancement de négociations en vue de la cessation d’activité de son usine de pare-brise à Avilés (Espagne), ce qui pourrait entraîner la suppression de 280 emplois et un départ vers le Maroc.
Les centres d’appel poussent comme des champignons au Maroc. Un secteur d’activité considéré par les pouvoirs publics comme le premier pilier du plan national Emergence. Mais à quel prix ? « Bonjour, je m’appelle Léa Martinet et je vous appelle parce que j’ai une offre exceptionnelle à vous faire.
Je vais vous proposer un abonnement téléphonique avec, en prime, un appareil multifonctions avec un appareil photo intégré, un MP3, 30 mn de gratuité et beaucoup d’autres cadeaux ». Vous tentez de mettre fin à la conversation, mais Léa Martinet insiste et débite son texte sans se décourager. Et pour cause, elle doit coûte que coûte vous convaincre de prendre cet abonnement. Sa prime de productivité en dépend. Vous essayez de situer son accent. Marseille, non ça ne sent pas assez le Sud de la France. Vous lui posez la question, elle vous répond qu’elle appelle de Paris. Ça ne prend pas, son accent est trop prononcé. Elle ne vous avouera pourtant pas qu’elle appelle du centre-ville de Rabat. Les consignes sont strictes : « On ne doit en aucun cas dévoiler la provenance de l’appel, mentez, baratinez le client mais il ne doit pas se douter que vous le contactez du Maroc », ne cesse de marteler à longueur de journée Hicham, le manager du centre d’appel dans lequel travaille Léa Martinet. De son vrai nom Leila. « Et que se passe-t-il si l’interlocuteur insiste pour connaître le lieu d’origine du coup de fil ? Je dis que je suis métisse et que j’ai vécu les premières années au Maroc, c’est ce qui explique mon accent ». Bienvenue dans l’univers des centres d’appel surpeuplés de Casablanca ou Rabat.
Double vie
Léa, Valérie, Solange, elles sont nombreuses à travailler pour l’un de ces centres d’appel qui poussent comme les champignons à Casablanca ou Rabat et qui assurent, pour le compte de sociétés françaises, suisses ou encore espagnoles, les relations-clients par téléphone et par e-mail, l’analyse de données et le télémarketing. Pour ce type de job, le cahier des charges est simple : avoir achevé ses études secondaires, posséder une petite expérience des métiers de service et bien sûr, parler français ou espagnol couramment. Mais le plus important reste l’accent. L’un des critères de l’embauche c’est donc la capacité de neutraliser ou non l’accent du candidat. Ces derniers doivent se familiariser avec le phrasé parisien et suivre l’actualité de la métropole jour par jour, connaître sur le bout des doigts la géographie de la France, les arrondissements parisiens, les noms de stations de métro, bref se métamorphoser en peu de temps en un Français de souche. Une micro-culture qui n’a qu’un seul objectif : le téléopérateur doit être en mesure de répondre à toutes les questions du client. Garantir un brin de conversation à l’interlocuteur, le temps que la réponse à une question, un élément de son dossier, apparaisse sur l’écran de l’ordinateur... Des call centers, il y a en a dans presque tous les secteurs d’activité : banque, maintenance informatique, grande distribution... Il y en a de toutes sortes : des petits et des gros ; des services internes à l’entreprise ou destinés à sa clientèle ; des activités très « basiques » avec de gros volumes de transactions et des services à haute valeur ajoutée faisant appel à des compétences très pointues. Le phénomène a été très rapide.
Croissance fulgurante
ImageInexistants dans les années 90, les call centers, principalement délocalisés d’Europe et tout particulièrement de France, sont devenus en peu de temps le nouveau filon pour les milliers de chômeurs-diplômés marocains. Installés dans les premiers temps à Casablanca, ils s’implantent de plus en plus dans d’autres villes comme Rabat, Marrakech, Tanger, Fès et Oujda. Et pour cause, les incitations aux délocalisations sont nombreuses. « En général, l’investissement nécessaire est peu élevé : location d’un espace, acquisition de mobilier et de matériel de télécoms. Ce qui coûte peanuts au Maroc comparé à la France ou encore l’Espagne », explique Samir Hamdouch, un manager dans un centre d’appel de la capitale. Seules contraintes, avoir un personnel techniquement compétent, parlant la langue du client, prêt à accepter des horaires de travail inhabituels, et d‘un système de télécommunications efficace à coûts raisonnables. Résultat des courses, le nombre des centres d’appel a explosé au Maroc et à la fin de l’année dernière, 39 ont été enregistrés auprès de l’ANRT. Onze opérateurs devraient s’installer dans le pays. Géographiquement, le Maroc fait partie du « Peer Group », c’est-à-dire le groupe d’Etats formant la « ceinture de proche délocalisation » par rapport au marché européen. Ces entreprises qui réalisent près de 70 millions d’euros de chiffre d’affaires emploient désormais 4.000 personnes. Parmi les plus connues : Atento qui gère à distance la relation clients de l’Espagnol Telefonica, l’Américain Dell qui a créé son propre centre et Phone Assistance, considéré comme le troisième plus grand centre d’appel délocalisé en Afrique. Depuis son arrivée dans la capitale du Maroc en 2001, le groupe WEBHELP a connu un développement rapide, passant de 40 salariés en avril 2002 à plus de 1600 salariés en février 2006. « Nous sommes maintenant devenus le 2ème employeur privé de la capitale après Maroc Telecom, et dans les 100 plus grandes sociétés marocaines en terme d’effectifs », déclarait il y a peu Frédéric Jousset, co-président de Webhelp.
Une telle croissance ne peut être que bénéfique pour le Maroc. Un secteur d’activité en mesure de résorber des milliers de chômeurs, le royaume en a plus que besoin vu le taux de chômage qui y sévit. D’où l’intérêt que porte le gouvernement à l’offshoring. Le secteur a d’ailleurs été présenté par le Premier ministre Driss Jettou comme le premier pilier du plan national Emergence. Il présente un potentiel considérable et immédiat pour l’économie nationale. Mais à quel prix ?
L’envers du décor
Léa ou encore Leila, il lui arrive d’oublier son vrai prénom, travaille dans des call centers depuis trois ans. Elle en a déjà fait le tour. « Je cherche des conditions de travail meilleures. Ce n’est pas vraiment une question de salaire, puisque c’est presque le même partout », explique-t-elle. Le salaire brut moyen d’un téléconseiller est compris entre 3500 et 4000 Dhs. « A l’embauche, on nous promet monts et merveilles. Mon ancien employeur nous a même convaincus qu’avec le système des primes, le salaire pouvait atteindre les 20000 dhs », ironise-t-elle. Les 20000 Dhs, elle n’en verra pas la couleur. « On nous fait miroiter des primes pour nous faire trimer matin et soir. Mais vu les objectifs fixés, on n’y arrive pas souvent. Et encore, quand certains téléopérateurs les atteignent, ils reçoivent rarement leur prime », ajoute Myriam, une collègue de Leila. Du stress, des brimades, de l’injustice, c’est plutôt cela son quotidien depuis trois ans. Une situation qu’elle est obligée de supporter. « C’est mon gagne-pain. Avec un bac+4 en poche depuis plus de quatre ans, c’est le seul boulot que j’ai pu trouver ", souligne-t-elle. Diplômé en commerce international, Leila a tapé à toutes les portes, en vain. En dehors d’un stage de six mois non rémunéré dans une grande banque de la place, elle n’arrivera pas à décrocher le moindre petit boulot.
Même son de cloche chez Khalid, diplômé en économie et qui travaille dans un call center de la capitale depuis quelques mois. "Les centres d’appel représentent, certes, une nouvelle bouffée d’air pour l’économie marocaine vu les perspectives qu’ils offrent dans le marché de l’emploi. Même si c’est une pure exploitation à 100% de la race humaine », estime ce dernier.
Horaires de travail aléatoires, non respect du Code de travail puisque les téléconseillers travaillent plus de 44h. « Il nous arrive parfois de faire des journées de 12h avec 1 day off(repos), Ramadan compris. Ça dépasse largement les 44h stipulées par le Code de travail marocain ou encore les 35h françaises puisque nous sommes sous contrat avec des entreprises de l’Hexagone », ironise-t-il. « On nous chronomètre les pauses. C’est 10 minutes toutes les deux heures de production et il faut vite fumer sa cigarette tout en gardant les yeux rivés sur sa montre et tout dépassement, ne serait-ce que d’une minute, c’est la prime de production qui saute (200 à 400 Dhs par mois) », s’indigne Khalid.
Le mot d’ordre des centres d’appel se résume en deux mots : performance et productivité. L’une des primes les plus importantes pour un salarié, qui occupe une place non négligeable sur sa fiche de paie, est celle dite de "productivité". Les salariés sont payés à la tâche : plus ils prennent d’appels, plus ils sont payés. Tout est également fait pour que les salariés soient “rentables”. Dans cet univers les temps morts n’existent pas.
Aux armes citoyens
Des jours fériés, ils n’en ont presque pas. « C’est le 25 décembre, le jour de l’an et le 14 juillet », explique Leila. « Le TC (téléconseiller) perd le contact avec la vie courante vu que les jours fériés marocains ne sont pas pris en considération dans le plan du travail des centres d’appel tandis que nos homologues français ont droit à leurs jours fériés... Il est, certes, prévu une rémunération de plus pour les jours chômés mais c’est anormal et illogique, dans un pays musulman, de bosser un jour de Aïd Al-Fitr ou Aïd Al-Adha », ajoute pour sa part Khalid. Un salaire double pour les jours fériés, rares sont les entreprises qui respectent la règle. « S’il nous arrive de nous absenter le jour de l’Aïd par exemple, c’est une journée de salaire en moins », rétorque Leila. Côté formation ce n’est pas reluisant non plus. « La qualité du travail n’est pas toujours au rendez-vous. En principe nous avons 15 jours à trois semaines de formation non rémunérée. Une durée qui n’est pas toujours respectée, les employeurs préfèrent l’écourter et nous mettre directement sur le terrain. Les 15 jours se transforment en trois jours de formation et nous met directement en contact avec le client, c’est pour nous tester, disent-ils. Sans rémunération, bien sûr », réplique Leila. La mauvaise formation, c’est ce qui était à l’origine de l’échec cuisant des Taxis bleus. En octobre 2002, la société française de taxis signe un partenariat avec un call center de Rabat pour soulager son central parisien de réservations.
Mines new age
Quelques temps plus tard, ses chauffeurs menacent de faire grève. Le service est mauvais : formés à la va-vite, les téléconseillers marocains n’ont aucune connaissance des us et coutumes français. Cinq mois plus tard, Taxis bleus arrête les frais et rapatrie la gestion de ses appels en France. Des conditions de travail éprouvantes, un stress continuel, des compétences sous-estimées, un travail routinier et sans espoir de plan de carrière…autant de facteurs qui expliquent l’importante démotivation de ces salariés. Horaires, résultats, efficacité, tout conditionne l’avancement de la carrière et le salaire. Beaucoup sont donc en permanence en quête d’un autre travail, mieux payé ou moins contraignant. Une situation que les syndicats français dénoncent de plus en plus. C’est le cas de Marie-Christine Noir, syndicaliste CFDT et employée chez Axa Assurances. La compagnie a décidé récemment de délocaliser 15000 emplois d’ici 2012. Ce qui a provoqué un tollé outre-mer.
« Nous ne sommes certes pas capables de freiner ce mouvement mais nous menons une rude bataille pour que les salariés marocains puissent bénéficier des mêmes conditions de travail que les Français. Même si le Code du travail marocain stipule 44 heures de travail, côté santé, c’est intolérable surtout pour des téléopérateurs qui ont un casque collé aux oreilles pendant tout ce temps. La Commission européenne recommande un maximum de 37 à 38 heures avec des pauses régulières, ce qui est rarement respecté », s’indigne Marie-Christine Noir. En attendant, ces esclaves des temps modernes n’ont pas d’autre choix, c’est à prendre ou à laisser. Les chances de trouver un travail plus convenable s’amenuisent. « Pour le moment, je n’ai aucune visibilité, c’est cela ou me retrouver les poches vides à la fin du mois », conclut Leila avec une pointe d’amertume dans la voix.
Fédoua Tounassi - Le Journal hebdo
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