Presse : Du sexe, et plus si affinités

22 avril 2007 - 00h00 - Maroc - Ecrit par : L.A

Viol, inceste, adultère, homosexualité et pédophilie… Depuis huit ans, la rubrique “Mina Lkalb Ilal Lkalb”, du quotidien Al Ahdath Al Maghribia, met la société marocaine face à ses tabous. Plongée dans les coulisses d’une rubrique où tout est dicible.

En ce vendredi 6 avril 2007, les locaux casablancais du quotidien Al Ahdath Al Maghribia grouillent d’activité. Journalistes et techniciens s’affairent sur leurs écrans pour apporter les dernières retouches aux articles du numéro de samedi. Unique îlot de répit dans cette ruche, le
bureau de la rubrique “Mina Lkalb Ilal Lkalb”, littéralement “Du cœur au cœur”, semble baigner dans une tranquillité toute relative. Normal, de parution bihebdomadaire, ce supplément de cinq pages n’est publié que les mardis et jeudis. Et en cette fin de semaine, le trio de journalistes qui en a la charge peut légitimement savourer le repos du guerrier. Samira Ferzaz, la doyenne, est partie en vacances. Seuls restent Rajae Khaïrat, qui dépouille la dizaine de lettres reçues ce jour-là, et Aziz Rochdi, le rédacteur en chef de la rubrique, qui apporte son aide au reste de l’équipe d’Al Ahdath Al Maghribia.

Titulaire d’une licence en sociologie, Aziz Rochdi est un jeune homme affable au parler très franc. À l’image de la rubrique qu’il dirige depuis fin 2005, il semble complètement désinhibé. “Oui, nous parlons de sexe de façon crue. Oui, nous publions des courriers où il est question d’inceste, de viol, d’homosexualité et d’adultère. Mais ce sont des choses qui existent dans la société marocaine et il fallait bien que quelqu’un dise tout haut ce que la plupart des Marocains chuchotaient tout bas”, affirme-t-il d’emblée. Lancée en même temps que le quotidien qui l’héberge, en 1998, “Mina Lkalb Ilal Lkalb” a traversé bien des étapes avant d’arriver à sa mouture actuelle. Assez pudibonde à ses débuts, la rubrique s’intitulait “Li Chabab” et s’adressait à un public jeune. “C’était un peu la réplique arabophone des célèbres pages de L’Opinion des Jeunes, du quotidien francophone de l’Istiqlal. Il a fallu l’intervention de Abdelkrim Lamrani pour que cette rubrique gagne en volume et en maturité”, se rappelle un ancien journaliste d’Al Ahdtath.

Histoires extrêmes

Interpellé par le nombre croissant des lettres et leur contenu de moins en moins jeune, l’ancien rédacteur en chef d’Al Ahdath Al Maghribia décide en effet de changer l’intitulé de la rubrique et d’en ouvrir les colonnes à un lectorat et à un contenu pour le moins “adultes”. Inspiré par l’intitulé poétique d’une lettre adressée par un lecteur amoureux, Abdelkrim Lamrani rebaptise à partir de 1999 l’ancienne “Li Chabab”, qui devient “Mina Lkalb Ilal Lkalb”. Il introduit également de nouvelles thématiques, tournant principalement autour de la sexualité des Marocains. Il n’en fallait pas plus pour que “Mina Lkalb Ilal Lkalb” se transforme en véritable forum de discussion sur papier, où la chose sexuelle est servie à toutes les sauces : homosexualité refoulée ou assumée, adultère, inceste, pédophilie, zoophilie… Tous les mardis et jeudis, les pages de la rubrique apportent ainsi leur lot d’histoires, plus crues et plus extravagantes les unes que les autres.

Certaines sont même devenues des morceaux d’anthologie, colportés par la rumeur populaire. Il en est ainsi de la mésaventure de cette femme mère de famille, qui racontait, dans une lettre publiée en 2000, comment elle avait surpris son propre père en pleins ébats avec son mari. Idem pour ce jeune homme qui s’interrogeait sur l’attirance sexuelle qu’il éprouvait pour sa propre mère. À ces histoires, pour le moins extrêmes, s’ajoutent les nombreux récits d’adultère, d’attirance homosexuelle refoulée ou plus simplement, d’amours impossibles, de problèmes de santé, d’argent ou d’éducation. Car c’est aussi cela “Mina Lkalb Ilal Kalb”, des pages ouvertes à toutes les préoccupations des lecteurs, qu’elles soient d’ordre sexuel, social ou sanitaire.

Mais rien n’y fait, dans l’imaginaire populaire, la rubrique reste principalement assimilée à la sexualité, dans son sens le plus “hard”. “On nous a taxés de tout : de débauchés, de dépravés, de mécréants. Régulièrement on nous arrose d’insultes sur les colonnes d’une certaine presse et il nous arrive fréquemment de recevoir des lettres et des coups de fil menaçants de la part des islamistes, déplore Aziz Rochdi. Mais les gens oublient que cette rubrique résout nombre de problèmes de notre société qui, finalement, ressemble à toutes les autres”.

Sujet à controverse

Et des problèmes, “Mina Lkalb…” en a énormément résolu. Véritable tribune libre au service des lecteurs, ses pages ont abrité maints appels de détresse. C’est notamment le cas de cette jeune femme qui a subi des années durant les viols répétitifs de son frère, avant de se confier aux journalistes de la rubrique. S’en est suivi l’emprisonnement du frère et l’internement thérapeutique de la jeune femme, qui compte aujourd’hui parmi les militantes les plus actives dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Souvent, aussi, cette rubrique apporte des réponses aux questions d’une jeunesse marocaine privée d’éducation sexuelle.

Mais malgré ces bienfaits, malgré l’avènement des forums Internet où presque tout est permis, malgré la généralisation des chaînes satellitaires et leurs programmes pornographiques, “Mina Lkalb Ilal Lkalb” dérange, choque ou au contraire plaît, mais laisse rarement indifférent. Volontairement crue, limite sensationnaliste, elle suscite des réactions contrastées. Ainsi, dans les milieux islamistes, elle a valu à Al Ahdath Al Maghribia l’étiquette de journal apostat. Et beaucoup pensent que le colis piégé, envoyé aux locaux de la publication en janvier 2004, était destiné à punir les excès de “Mina Lkalb…”.

À contrario, la rubrique est saluée par d’autres comme une avancée médiatique, permettant à des Marocains longtemps privés de parole de s’exprimer. Entre les deux, et hormis les sceptiques qui accusent les journalistes d’Al Ahdath de bidonner leurs courriers, une partie des lecteurs du quotidien affichent leur désapprobation, tout simplement en boycottant ce journal le mardi et le jeudi, jours de publication de l’indélicate rubrique… Mais ceux qui feuillettent “Mina Lkalb Ilal Lkalb” en cachette restent bien évidemment majoritaires.

Presse et sexualité : Une idylle houleuse

En 1987, lorsque le magazine Kalima cesse de paraître, c’est sous la pression du ministère de l’Intérieur et de l’information, qui goûtait peu son ton osé, notamment sur ce qui touche à la chose sexuelle. Justement, dans son ultime numéro, le magazine publiait un dossier sur la prostitution masculine au Maroc.

Plus proche de nous, en 1997, un numéro du magazine féminin Femmes du Maroc fut retiré des kiosques à cause d’un article traitant de la sexualité des jeunes, dans le cadre de sa fameuse rubrique Pages noires. “Mina Lkalb Ilal Kalb”, le courrier du cœur d’Al Ahdath Al Maghribia, a pour le moment plus de chance. En effet, le quotidien n’a subi aucune réaction de la part des autorités, visiblement plus décomplexées depuis l’accession au pouvoir de Mohammed VI. En revanche, la rubrique essuie régulièrement les foudres des islamistes.

Surtout, elle constitue un sujet de débat parmi de larges franges de la population marocaine. À cela, une raison simple : en langue arabe et de périodicité bihebdomadaire, “Mina Lkalb Ilal Kalb” ratisse plus large que ses consœurs francophones. En outre, elle s’adresse à une population issue aussi bien du Maroc profond que des grandes villes marocaines, et composée principalement des couches moyennes et populaires. Ce qui lui vaut un franc succès, qui se traduit, selon Aziz Rochdi, le chef de rubrique, par 500 lettres, 200 appels téléphoniques et une centaine d’emails chaque mois… En cette époque dominée par Internet et ses nombreux forums, difficile de faire mieux en matière de courrier des lecteurs.

TelQuel - Majdoulein El Atouabi

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