Le droit à l’égalité dans l’héritage reste une équation à résoudre dans le cadre de la réforme du Code de la famille au Maroc. Les modernistes et les conservateurs s’opposent sur la reconnaissance de ce droit aux femmes.
Jusqu’où ira l’affaire Al Massae ? Condamné, en première instance, à payer 120.000 DH d’amende, auxquels il faut ajouter 6 millions de DH de dommages et intérêts au profit de quatre substituts du procureur de la ville de Ksar El Kébir, Rachid Niny, directeur de publication du quotidien arabophone le plus lu du pays, attend de connaître son sort en appel.
« J’ai fait appel. A la justice maintenant de déterminer la date de la séance. Normalement, elle a soixante jours pour déterminer la date de notre passage devant la cour d’appel », explique Niny. Tout avait commencé en novembre dernier, peu après l’éclatement de l’affaire du « mariage homosexuel » de Ksar El Kébir.
Dans un article, le quotidien arabophone Al Massae avait laissé entendre qu’un substitut du procureur de la ville figurait dans une liste de « déviants sexuels » détenue par la police. Face à la forte réaction des quatre substituts que compte la ville, qui s’étaient sentis visés par les allégations du journal et qui avaient menacé de lui intenter un procès, Al Massae avait commencé par entamer des négociations en vue d’un accord à l’amiable avec les concernés. En signe de bonne foi, des excuses seront même publiées, conformément à la ligne éthique du journal, explique Rachid Niny.
Le procès aura quand même lieu, débouchant sur une sanction financière record dans l’histoire de la presse marocaine, assimilée à une condamnation à mort du journal. Et encore, la somme revenant aux concernés - 1,5 million de DH chacun - n’a pas satisfait deux des plaignants qui ont fait appel pour obtenir le double. Dans l’intervalle, un des deux autres réclame, quant à lui, l’application du jugement. La lourdeur des sanctions ne gêne pas outre mesure Me Mohamed Ziane, l’avocat des substituts, qui souligne l’impact de l’article publié sur la vie de ses clients.
« L’un de mes clients a vu sa fiancée le quitter sous la pression de ses parents, un autre affirme que son fils, âgé de 8 ans, ne veut plus aller à l’école. Ses petits camarades l’ont hué en classe et lui ont jeté des pierres en l’insultant », explique l’avocat qui souligne que, depuis, la famille a été contrainte d’envoyer l’enfant à Casablanca, où son père le rejoint régulièrement en fin de semaine, en attendant d’être muté dans une autre ville. Toutefois, même en changeant d’adresse, depuis que l’affaire a été ébruitée à l’échelle nationale, les accusations présentes dans l’article risquent de le poursuivre encore longtemps.
Un effet d’appel, en matière de procès ?
Ceci pour le côté face. Côté pile, ce sont les quelque 150 employés du groupe Al Massae qui risquent de perdre leur travail en raison d’un possible licenciement pour motif économique. Leur patron, lui, annonce qu’en cas de condamnation, il ne quittera pas le pays comme d’autres avant lui. « Je reste », insiste Rachid Niny, tout en soulignant l’impact négatif de cette nouvelle affaire pour l’image du Maroc. En attendant le retour devant le juge, il organise la résistance, faisant usage d’une stratégie qui a déjà fait ses preuves dans ce genre d’affaires : la mobilisation, au Maroc et à l’étranger.
« Nous avons trois avocats, et, en appel, ils seront beaucoup plus nombreux et viendront de partout : de Beni Mellal, Marrakech, Casablanca... », explique le directeur de publication du journal. « Nous avons également mis en place une structure qui se chargera de l’Union européenne, des gouvernements européens, des partis d’opposition et des associations des droits de l’homme ». On peut être ou non d’accord avec la démarche poursuivie, particulièrement s’agissant de mêler l’opinion internationale à ce énième bras de fer presse-justice, toujours est-il que le problème réside ailleurs.
Al Massae a-t-il été manipulé par un contact peu délicat, qui visait les procureurs de Ksar El Kébir ? Ou, dans un pays où la justice est régulièrement accusée d’obéir aux ordres, a-t-on simplement cherché à faire taire un journal qui s’était fait beaucoup d’ennemis ? En s’en prenant à des magistrats, le quotidien a-t-il été victime d’une réaction corporatiste de la justice ? Une chose est sûre dans cette affaire : ce nouveau jugement vient confirmer l’émergence d’un phénomène particulièrement inquiétant aux yeux des professionnels du secteur : le nombre croissant de sanctions s’élevant à plus d’un million de DH, même si les avis restent partagés quant à l’existence d’une tendance lourde en ce sens. Parallèlement, plusieurs sources font état d’une augmentation du nombre de plaintes formulées à l’égard de certains journaux, et des dommages et intérêts qui leur sont réclamés.
Estimées entre trente et cinquante par an, les plaintes à l’encontre de la presse au Maroc concernent souvent les journaux locaux et les quotidiens nationaux, explique Younès Moujahid, président du Syndicat national de la presse marocaine (SNPM). Parmi ces plaintes, les affaires d’Etat, comme celle lancée par le bureau du procureur, restent les plus rares.
Le gros des procès, lui, porte sur des plaintes pour diffamation, souvent enregistrées au niveau régional. Elles sont suivies, de plus en plus, par des actions en justice liées à la publication de photographies. Avec des journaux plus libres dans leur discours, plus axés sur l’image, mais aussi vendus en plus grand nombre que par le passé, il n’y a rien de bien surprenant à ce que le nombre d’affaires en justice suive le développement de la presse. Et cela d’autant plus que cette ouverture s’est accompagnée d’une prise de conscience chez les Marocains.
« Avant, les gens n’osaient pas attaquer les journaux en justice. Aujourd’hui, les gens sont plus conscients, la télévision leur a ouvert des portes, ils ne renoncent plus à leurs droits, n’acceptent plus d’être diffamés », explique Abdellah Firdaous, avocat, mais également directeur de publication du quotidien Rissalat Al Oumma. A presse plus développée, lectorat plus averti donc.
Dans certains cas toutefois, une part de calcul n’est pas à exclure : oubliant la procédure qui veut qu’en cas de faux pas du journal, l’on commence par réclamer la publication d’une mise au point, avant d’envisager le passage devant la justice, il est des plaignants qui passent directement à la compensation financière. Le quotidien Aujourd’hui le Maroc en a fait la mauvaise expérience.
« Je me retrouve aujourd’hui au tribunal, face à un monsieur expulsé des USA, qui a fait de la prison préventive pour blanchiment d’argent et trafic de drogue en France, et qui, du fait qu’il a été mentionné par notre journal dans une libre opinion, estime que l’article était attentatoire à son honneur, et qui a le culot de nous réclamer 5 millions de dirhams », s’indigne Khalil Hachimi Idrissi, directeur de la publication du quotidien et par ailleurs président de la Fédération marocaine des éditeurs de journaux.
En témoigne aussi le cas de TelQuel, qui, après avoir publié une photographie de rue montrant une affiche a été menacé par une des personnes figurant sur cette dernière de poursuites judiciaires. Il n’en sera rien, après que le journal a annoncé son intention de rétorquer par un autre procès, cette fois pour enrichissement abusif et harcèlement.
Il réclame 100.000 DH pour avoir été pris en photo !
Dans de telles situations, la réclamation de dédommagements faramineux est devenue chose commune, là où, en principe, le dirham symbolique aurait suffi. C’est le cas de l’hebdomadaire Nichane, pour lequel la publication de la photographie d’un groupe de personnes âgées jouant aux dames dans un article sur les retraites a amené l’une des personnes photographiées à réclamer la bagatelle de 100.000 DH. Du côté de l’hebdomadaire Al Ayam, un ressortissant étranger s’estimant diffamé par un article n’a réclamé « que » 1 million de DH de dommages et intérêts mais également l’interdiction de l’hebdomadaire. Il perdra contre le journal pour vice de forme, mais son cas aura montré à quel point les « grosses affaires » médiatiques ont influencé l’opinion publique.
« Dès que les gens voient le moindre début de raison pour vous poursuivre, ils le font. Et ils se disent qu’ils vont gagner beaucoup d’argent », explique Ahmed Benchemsi, directeur de TelQuel. Si ce genre d’affaires reste, pour l’instant, relativement marginal, nombreux sont les journaux aujourd’hui qui cumulent les procès, avec des pertes annuelles pouvant avoisiner les 100.000 DH, sans compter l’impact sur le fonctionnement de l’entreprise. En effet, contrairement aux plaignants, les directeurs de publication sont tenus de se présenter devant les tribunaux, et les juges prennent, semble-t-il, un malin plaisir à exiger que cette règle soit respectée à la lettre. « Il y a des confrères qui, chaque fois que vous leur passez un coup de fil, vous répondent : je suis à Ouarzazate, Oujda, Agadir pour un procès. Ces contraintes géographiques déstabilisent les entreprises autant que ces amendes astronomiques », précise M. Hachimi Idrissi.
Les dommages et intérêts laissés à la discrétion du juge
Une situation coûteuse, qui a amené plusieurs organes de presse à s’adapter, à commencer par la prévention : vérifier les sources, pixelliser les photos et prendre des gants, même quand il ne le faudrait pas. Sauf que le risque « zéro » n’existe pas, selon Noureddine Miftah, directeur du journal Al Ayam. « Le problème, c’est que nous faisons un travail qui n’est pas scientifique, il est possible qu’une information circule, que trois personnes la confirment, mais qu’elle se révèle fausse. Ce type d’erreurs ne peut pas être éliminé à 100%, d’autant plus que, à partir du moment où ils ont un peu de pouvoir, tous les individus cherchent à manipuler la presse. Cette dernière a pourtant besoin d’eux, mais elle doit faire attention », souligne-t-il. « Comme, maintenant, nous savons que, chaque fois qu’il y a une photo dans le journal, les gens se mettent à chercher une raison de nous poursuivre, dès que nous pressentons un soupçon de polémique, nous “floutons” les visages, même si, en l’occurrence, nous n’avons pas de raison concrète de le faire », explique de son côté Ahmed Benchemsi. Une mesure qui n’aura pas empêché son entreprise de passer un accord avec un avocat pour gérer ces affaires.
Sans contester le droit des personnes à porter plainte, les professionnels réclament aujourd’hui une plus grande visibilité, aussi bien au niveau des causes de procès que des dommages et intérêts subis. « Il est vrai que quand on compare la situation de la presse au Maroc aujourd’hui avec celle d’hier, l’on découvre que la liberté s’élargit peu à peu, on peut voir des personnes qui ont des positions critiques vis-à-vis de l’orientation officielle donner une interview, exprimer leurs idées, ce n’est plus comme par le passé », explique Younès Moujahid. « Le problème au Maroc, poursuit-il, c’est l’absence de garanties. Aujourd’hui, vous pouvez discuter d’une question en toute liberté, demain, vous vous retrouvez au tribunal, parfois pour une question de moindre gravité ».
Sur le plan pratique, si, en cas d’écart, les amendes imposées aux journaux sont déterminées par le Code de la presse et limitées à 100 000 DH, il n’en est pas de même pour les dommages et intérêts, qui, par définition, sont laissés à l’estimation du juge. Une situation qui ne fait pas du Maroc un cas exceptionnel dans la pratique juridique internationale. Mais si le montant à payer peut être estimé sans trop de difficulté dans le cas de préjudices financiers, concrets, comme dans le cas d’une entreprise qui aurait vu ses ventes baisser à la suite de la publication de données fallacieuses, les choses se compliquent lorsque l’on a affaire à un préjudice moral. A combien peut-on chiffrer le préjudice subi à la suite d’une accusation fallacieuse de corruption ou d’homosexualité ?
Face à cette situation, certains professionnels réclament la mise en place de critères objectifs pour l’évaluation des dommages subis, voire l’introduction, dans la loi, du recours à une expertise dans ce genre de situation. « Il est nécessaire de mettre en place une culture du recours aux expertises des dommages subis par les plaignants. Tout comme on a recours à des expertises pour des accidents de la circulation. Le tribunal garderait ainsi le pouvoir de juger l’affaire, mais son jugement se ferait avec des bases de raisonnement reposant sur une expertise », explique Me Firdaous, qui propose de recourir systématiquement à celle-ci pour des dommages et intérêts supérieurs à une certaine somme.
60.000 DH pour un journal, 6 millions pour un autre
Au-delà, plusieurs responsables reconnaissent que le secteur souffre également de grosses différences entre les jugements émis pour des affaires a priori similaires. « Par exemple, la politique pénale qui est appliquée à Errachidia n’est pas la même qu’à Rabat », explique Younès Moujahid qui estime que cette dernière, vis-à-vis de la presse, doit être homogénéisée car « on ne peut pas, pour deux affaires similaires, sanctionner un journal en lui faisant payer 60.000 DH alors que l’on fait payer à l’autre 6 millions de DH ».
Pour pallier ce problème, plusieurs voix se prononcent ainsi pour la création d’une Chambre spécialisée, dotée de juges formés dans le domaine, à l’instar des tribunaux commerciaux. Une manière d’assurer une bonne compréhension technique du dossier par le juge - notamment en ce qui concerne la définition de la diffamation - mais aussi d’assurer une forme d’unification des jurisprudences dans le domaine. Mais un volume de 50 plaintes par an justifie-t-il, pour autant, la création d’une cellule dédiée ?
A défaut, d’autres voix se prononcent pour que les procès se déroulent auprès du tribunal de la ville où le journal est domicilié - sachant que la plupart ont leur siège à Casablanca et Rabat. Une formule qui, sur le long terme, finirait par produire le même effet que la précédente.
Se pose également le problème du Code de la presse. Mis en veilleuse depuis l’été dernier après trois ans de négociations, le projet de code pèche déjà sur un détail-clé, qui continue d’entretenir le manque de visibilité dans le domaine. En effet, rien, dans le code actuel, ni dans le projet de code censé le remplacer ne spécifie que, pour le traitement des affaires de la presse, le recours au code est obligatoire, ce qui, dans la pratique, donne la possibilité de traiter n’importe quelle affaire de presse en recourant au code pénal, le cas échéant.
Un débat qui n’est pas près d’être réouvert au Maroc
Bloqué au lendemain de l’éclatement des affaires Nichane et Al Watan Al An, le code est désormais mis entre parenthèses, et plus personne aujourd’hui ne semble pressé de le ressortir des tiroirs en ces temps de crispation, par crainte d’un resserrement législatif.
En attendant, il est certain que la profession doit retrouver une crédibilité auprès des ses interlocuteurs, notamment en instaurant un dialogue avec les professionnels de la justice. Mal aimés, perçus comme des citoyens souhaitant être « plus égaux que les autres », les journalistes font tout bas l’objet d’accusations de corruption, ou de non-respect de la morale du métier.
Si à l’époque de la dominance de la presse partisane le respect de la déontologie relevait avant tout des bureaux politiques, avec l’émergence de la presse privée, le métier doit aujourd’hui trouver une nouvelle formule qui lui permettra d’échapper au diktat de la vente et réimposer un journalisme de qualité. Mais même avec cela, la presse est-elle sûre d’être à l’abri ?
Source : La vie éco - Houda Filali-Ansary
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