Maroc : le tabou et la détresse des mères célibataires

15 juillet 2002 - 14h17 - Maroc - Ecrit par :

Au Maroc, Aïcha Chenna se bat pour lever le tabou des mères célibataires, parfois de très jeunes filles victimes de viols ou d’incestes. L’association "Solidarité féminine", qu’elle a créée en 1985, accueille et réinsère ces mères et leurs enfants, que la société condamne. Témoignage d’une femme sensible et courageuse.

" Solidarité féminine " est le fruit d’une révolte née dans les années 70. J’étais animatrice d’éducation sanitaire. Un jour, j’expliquais aux enfants d’un orphelinat que s’ils n’avaient pas de parents connus, ils devaient s’aimer comme frères et sœurs afin de donner l’amour dont tout enfant a besoin. Une fille de 15 ans m’a dit : " Vous parlez de donner de l’amour... mais comment vous voulez que je donne quelque chose que je n’ai pas reçu ? Je n’ai qu’un seul sentiment en moi, c’est la haine. Alors ne me demandez pas de donner l’impossible ". J’ai reçu cette réponse comme une gifle. A ce moment-là, j’allais devenir mère.

Cet hiver-là, en 1974, il a fait très froid. Les mères qui venaient accoucher pouvaient abandonner leur enfant, et venaient sans affaires pour lui : on l’enveloppait dans un foulard. Cet hiver-là, de nombreux bébés sont morts de froid faute de vêtements. J’ai interpellé l’Union nationale des femmes marocaines et l’Association marocaine de planning familial. Je leur ai dit : " Les croissants, on les protège pour qu’ils restent chauds, mais des enfants meurent de froid ! ".

Le déclic, je l’ai eu après mon accouchement, en 1981. J’étais dans le bureau des assistantes sociales. Une maman donnait le sein à un bébé. Elle venait de signer l’acte d’abandon. Quand la voiture de l’orphelinat arrive, d’un coup sec, elle tire sur son sein. Le lait se met à gicler et l’enfant à hurler... Je suis sortie en pleurant. Je suis rentrée chez moi retrouver mon bébé. Je lui ai donné le sein. J’ai pensé à l’autre, qui en avait été privé, et à sa mère. Je n’ai pas dormi de la nuit.

Des enfants abusés

Je rencontre alors sœur Marie-Jean Teinturier, qui va m’aider. Cette année-là, je suis chargée de l’écoute des vagabonds, à Casablanca. Toute la misère du monde est devant moi... Pour la première fois, j’entends parler de l’inceste, du viol de petites filles, de la sodomie de petits garçons. Jamais je n’aurais imaginé que cela pouvait exister. Je vois aussi des mères célibataires qui n’ont pas eu le courage d’abandonner leur enfant, et qui, mises au ban de la société, se sont clochardisées. Je rencontre aussi des enfants échappés des orphelinats et qui sont dans la rue.

Et puis arrive dans mon service une adolescente de 14-15 ans, Fatiha, venue avec sa mère pour abandonner son bébé. Sa mère partie, Fatiha nous a dit : " Mon petit garçon, je veux le garder ; à cause de lui ; j’ai fait de la prison. Je ne veux pas l’abandonner ". Avec Marie-Jean et " Terre des hommes ", nous avons créé une crèche le matin, pour que Fatiha puisse travailler. C’est sur son lieu de travail qu’elle a rencontré son futur mari, qui a élevé son enfant. Fatiha a été la première mère célibataire que nous avons réinsérée.

Puis est venue l’idée de créer une association pour aider les mamans en difficulté : veuves, divorcées ou célibataires. " Solidarité féminine " est née en 1985. L’Union nationale des femmes marocaines nous a prêté un local pour créer un petit restaurant. Les femmes n’avaient aucune notion d’hygiène, de cuisine, d’alphabétisation, de vente, de calcul. Et nous n’avions que 2000 dirhams (200 euros) : de quoi acheter quelques assiettes et couverts. Nous servions à manger aux gens du quartier et les bénéfices étaient partagés entre les femmes. La presse s’est intéressée à notre histoire. Les premiers donateurs sont venus.

Responsabiliser les hommes

Au départ nous avions onze femmes, célibataires, mariées ou divorcées. Mais c’étaient les mères célibataires les plus exclues : elles devaient affronter la prison pour prostitution, et le problème de déclarer cet enfant sans père. Sans compter leur souffrance, rejetées de tous. Là commence mon combat contre l’emploi des petites bonnes, petites filles amenées des campagnes, dont la majorité se trouvent mères avant l’âge. C’est là que j’ai appris qu’on pouvait violer une petite fille de 6 ou 7 ans. Et j’en ai rencontré plus d’une. J’en ai parlé à un fonctionnaire haut placé, qui m’a dit : " S’il vous plaît, ne me sortez pas publiquement ce problème. Nous ne sommes pas préparés à l’affronter ". Mais j’ai continué à témoigner.

Il fallait parler des mères célibataires à toute la société puisque c’est de là que tout venait. La première des choses à faire est l’éducation sexuelle - que le Coran encourage. Il faut surtout responsabiliser les hommes. Une fille violée qui tombe enceinte doit pouvoir accuser son agresseur. Et une fille qui, après des promesses de mariage, cède et se trouve mère, doit pouvoir désigner le père de l’enfant. A ce jour, rien n’oblige le père à prendre ses responsabilités. Seule la femme est jugée fautive.

Source : Syfia.com

Bladi.net Google News Suivez bladi.net sur Google News

Bladi.net sur WhatsApp Suivez bladi.net sur WhatsApp

Sujets associés : Famille - Pauvreté - Femme marocaine - Enfant

Ces articles devraient vous intéresser :

Maroc : les femmes divorcées réclament des droits

Au Maroc, les appels à la réforme du Code de la famille (Moudawana) continuent. Une association milite pour que la tutelle légale des enfants, qui actuellement revient de droit au père, soit également accordée aux femmes en cas de divorce.

Maroc : des centres pour former les futurs mariés

Aawatif Hayar, la ministre de la Solidarité, de l’intégration sociale et de la famille, a annoncé vendredi le lancement, sur l’ensemble du territoire du royaume, de 120 centres « Jisr » dédiés à la formation des futurs mariés sur la gestion de la...

Maroc : plus de droits pour les mères divorcées ?

Au Maroc, la mère divorcée, qui obtient généralement la garde de l’enfant, n’en a pas la tutelle qui revient de droit au père. Les défenseurs des droits des femmes appellent à une réforme du Code de la famille pour corriger ce qu’ils qualifient...

Maroc : une école mise en vente avec ses élèves ?

Au Maroc, un agent immobilier se retrouve malgré lui au cœur d’une polémique après avoir publié une annonce de vente d’une école privée en incluant les élèves.

Le burkini banni dans plusieurs piscines au Maroc

Au Maroc, l’interdiction du port du burkini à la piscine de certains hôtels empêche les femmes musulmanes de profiter pleinement de leurs vacances d’été. La mesure est jugée discriminatoire et considérée comme une violation du droit des femmes de...

Vers une révolution des droits des femmes au Maroc ?

Le gouvernement marocain s’apprête à modifier le Code de la famille ou Moudawana pour promouvoir une égalité entre l’homme et la femme et davantage garantir les droits des femmes et des enfants.

Les Marocains de plus en plus obèses

Près de la moitié de la population marocaine (46 %) sera obèse d’ici 2035, selon les prévisions de la World Obesity Forum.

Maroc : l’État «  adopte  » les enfants devenus orphelins après le séisme

Le Maroc va procéder au recensement de tous les enfants devenus orphelins après le séisme du 8 septembre et leur accorder le statut de « pupille de la nation ».

Au Maroc, les élèves fêtent la fin d’année scolaire en déchirant leurs cahiers

Au Maroc, des scènes des élèves déchirant leurs cahiers et livres pour annoncer la fin de l’année scolaire, se sont reproduites.

Les Marocaines pénalisées en cas de divorce ?

Des associations féminines sont vent debout contre la réforme d’Abdelatif Ouahbi, ministre de la Justice, imposant aux femmes ayant un revenu supérieur à celui de leur conjoint de verser une pension alimentaire à leurs ex-maris après le divorce.