Selon l’Observatoire national de la Protection de l’enfance, plus de 80% des abandons se font dans les hôpitaux et les cliniques. Souvent, des négociations sont opérées entre mère-célibataire et des tiers : deux façons de faire : le choix de la clandestinité ou celui de la légalité, à travers une renonciation écrite dans les maternités entre les mères célibataires et les familles adoptantes. Dans ce type de transactions secrètes, les filles font l’objet de grande demande. Enquête sur un tabou marocain.
Les langues se délient avec difficulté, mais quand le flux de parole prend son cours, ce que l’on peut recueillir comme témoignage, dépasse de loin l’imaginable. Le sujet est très sensible, les mères célibataires ont peur. Peur de la police, peur de la société, peur des parents, des frères, de l’entourage, du regard des autres. C’est simple : quand une fille est enceinte : elle a deux choix, assumer ou avorter. Les cas d’avortements clandestins sont très nombreux et se font dans des conditions inhumaines, par des charcutiers, autoproclamés médecins et les conséquences sont, parfois, dramatiques. L’autre choix est de garder l’enfant, mais à quel prix ?
Mésaventures
Aïcha a vingt-quatre ans. Elle travaille avec une firme étrangère. Un boulot qui lui rapporte de quoi vivre décemment. Tout semble aller pour le mieux dans sa vie, sauf un énorme détail : l’enfant qu’elle a eu quand elle avait 17 ans, et qu’elle a donné à une autre femme. Un drame dans toute l’acception du terme : « J’étais encore au lycée, j’avais un copain, on a couché ensemble, j’étais encore vierge, mais je me suis retrouvée enceinte. J’ai eu peur, je l’ai dit au type qui m’a envoyée balader en me disant que ce n’était pas lui. Bref, je m’en fous de ce type, j’ai essayé de me faire avorter toute seule. On m’a conseillé des tas de choses, mais en vain. Au bout d’un moment, mon ventre se voyait, et j’ai dû en parler avec ma soeur aînée, qui en a parlé à ma mère. J’ai de la chance d’avoir une sœur cultivée et surtout qui a la tête sur les épaules. Ma mère avait fulminé, j’ai été traîné par-terre, frappée, mordue, bref, j’étais la honte. Heureusement que c’était la fin de l’année scolaire. Ma mère m’a envoyée chez la famille avec ma sœur, et j’ai accouché à la campagne. L’enfant, un garçon, a été donné à une femme que l’on connaît au bled. C’est cette femme qui m’a cachée, parce que je ne pouvais plus mettre le nez dehors, de peur que les gens me voient enceinte. Aujourd’hui, je sais où est mon fils, je sais qu’il va bien. Et je ne dirai pas plus ».
L’histoire d’Aïcha n’est qu’un cas infime parmi tant d’autres histoires, où souvent la cruauté le dispute à la convoitise et au mercantilisme.
Aïcha a un fils qui, lui, ne sait pas qui est sa véritable maman. On peut aisément imaginer le calvaire de la jeune fille de 17 ans, perdue, face à une grossesse accidentelle, pour un flirt avec un copain de lycée. Et il ne faut surtout pas penser que cela n’arrive qu’aux autres. Cela pourrait se passer, près de chez vous, même sous votre toit. Généralement, ce sont des gamines, à l’adolescence, qui doivent faire face à des drames de cette force. D’autres témoignages nous ont révélé que des filles ont été avortées cruellement, presque à coups de pieds dans le ventre par des frères ou des parents livrés à la folie. On parle même de cas de filles tuées par des pères devenus obsédés par le poids de la honte. D’autres ont plus de chance, puisqu’elles n’ont été que reniées et jetées en pâture à la loi du marché de la rue.
Le fruit du péché
Quand une mère célibataire n’avorte pas, pour de nombreuses raisons : manque de moyens, peur de la police, peur de mourir…elle décide de garder son enfant. Une grossesse qui va à son terme comporte de nombreux risques, mais le plus dur reste à venir. Quand l’enfant naît, quoi faire, le garder ? Connaissez-vous des familles marocaines prêtes à garder un enfant, né d’une relation sans mariage, considéré de facto comme « hrami », c’est-à-dire le fruit du péché ? Peut-être que cela existe, mais les cas sont rarissimes. Najat vit presque 16 heures par jour dans la rue avec son enfant, un petit bout de choux, toujours agrippé à sa djellaba éculée. Un amant, une histoire sans lendemain et de cette relation, nait un garçon qui va vers les deux ans et qui, lui aussi, passe 16 heures par jour dans la rue, avec sa mère, qui mendie, se débrouille comme elle peut pour survivre. En termes de vie, et en dehors des 16 heures de rue, elle dort chez une vieille femme, à qui elle paie un loyer. « J’ai habité chez elle quand j’étais enceinte. Après la naissance, elle m’a dit qu’il fallait que je travaille pour ramener à manger et payer une part du loyer. Je ne pouvais pas faire grand chose, et surtout pas me prostituer. Alors, je suis tous les jours ici, et je demande la charité. Je fais ma journée, je peux payer le loyer et ramener un peu à manger, au moins je suis sous un toit et pas à la rue. Non, ma famille, ne veut plus entendre parler de moi. Mon père a menacé de me tuer et je sais qu’il peut le faire. Nous sommes de Berkane, et des fois, j’ai envie de prendre mon fils et de rentrer chez ma mère, mais je sais que ce n’est pas possible. Ils ne vont jamais m’accepter avec mon fils. Et même pas toute seule. Je préfère garder ce trésor que Dieu m’a donné. » Najta, dans son calvaire, est tombée sur cette femme qui l’a hébergée, puis qui lui a proposé de rester moyennant une part du loyer et quelque sous pour la nourriture. Mais d’autres filles n’ont pas eu cette chance.
3000 dhs pour un enfant
Les enfants se vendent sous le manteau comme un produit de contrebande. Oui, cela aussi est une réalité marocaine. Nous avons des témoignages multiples et plusieurs associations nous ont confirmé ce phénomène. Comment cela se passe-t-il ? Rien de bien compliqué. Il y a des réseaux cachés qui dénichent les filles enceintes. On prend contact, on se voit, on propose un prix, et on promet à la fille de la débarrasser de ce « poids ». C’est le cas de Saïda, 21 ans, ouvrière dans une usine de textile à Casablanca : « C’est une fille qui m’a dit que je pouvais trouver une famille pour mon bébé. Je ne pouvais pas le garder et j’avais déjà été chassée de chez mes parents. J’ai travaillé, puis, on m’a mise à la porte parce que j’avais des évanouissements à répétition. J’ai fini par accepter de rencontrer cette femme avec mon amie. J’ai habité chez elle pendant sept mois. J’ai accouché, et je lui ai laissé mon enfant. Elle m’a donné 6000 dhs. »
Un prix pour un enfant. Un être humain qui se monnaie. Rien de bien anormal où tous les trafics ont droit de cité. Pire, il y a des bébés qui n’ont pas la cote sur le marché de la contrebande des enfants. Certains ne coûtent que 200 dhs voire 3000 dhs. « C’est un homme qui m’a conseillé de trouver un moyen pour ne pas jeter mon bébé à sa naissance à la rue. Il m’a dit qu’il connaissait un couple qui était prêt à m’aider. Je suis allé les voir et on a convenu qu’ils allaient prendre soin de moi jusqu’à la naissance. Je suis resté chez eux, j’ai travaillé comme bonne, et une fois le bébé né, c’était une fille. Ils m’ont demandé si je voulais rester ou partir. Je ne pouvais pas rester et je ne pouvais pas non plus garder ma fille, je n’avais ni maison ni argent. J’ai pris 2000 dhs et des habits et je suis partie. Je suis revenue au bout de six mois, ils avaient déménagé. J’ai appelé le numéro que j’avais de la femme, il n’existait plus. »
D’autres filles ont le destin plus noir que d’autres. Zahra est une fille qui a toute sa vie travaillé comme « bonne ». Le fils de la patronne couche avec elle, la viole, d’après ses dires, elle est enceinte. La famille réalise ce qui se passe sous son toit, malmène la petite fille, la garde jusqu’à la naissance du bébé, et la met dehors. Par peur de se créer des problèmes, cette fille n’a jamais rien revendiqué. Ni porté plainte, ni demandé à reprendre sa progéniture, ni même eu droit aux quelques milliers de dirhams de circonstances. Elle a tout bonnement fait les frais d’une famille embourgeoisée qui l’a mise à la porte sans dommages ni intérêts. On lui en a même voulu d’avoir tourné la tête à leur chéri de fils qui ne pouvait pas contrôler ses sens et devait se soulager sur la petite « bonne ».
Restent la loi et la kafala
Aujourd’hui, la loi est plus favorable aux mères célibataires. Les tracas de la kafala (adoption ou prise en charge) sont nombreux, mais c’est une garantie pour les bébés de trouver, dans la légalité, une famille, un cadre de vie décent et des parents de substitution. Des associations comme Solidarité féminine qui font un travail humain remarquable oeuvrent dans son sens, et pour les enfants et pour les mères célibataires. Et les résultats sont très encourageants. Des filles retrouvent leurs familles grâce à la réconciliation familiale, un travail de fond qui est fait des deux côtés pour assurer des liens humains et familiaux dans la continuité. La recherche du père biologique avec la possibilité d’une reconnaissance effective. Et des fois, cela aboutit à de très bons résultats. Les filles sont formées, suivies psychologiquement, préparées pour retrouver la société, le monde du travail et la responsabilité de leurs enfants. Et des fois, on a recours à l’adoption, la kafala, selon ce que la loi impose, et là aussi, malgré des hauts et des bas, il y a des enfants qui sont sauvés. Les enfants sont plus protégés quand ils ne sont pas le fruit de transactions mercantiles ; Les mamans sont rassurées, et peuvent garder le contact avec leurs enfants au cas où, un jour, un enfant décide de retrouver sa mère biologique. Mais la réalité crue reste que ces mères célibataires sont très mal vues, alors que ce n’est pas du tout un crime d’avoir un enfant hors mariage, puisque cela peut arriver à tout le monde. Que l’on arrête de se voiler la face au nom de sacro-saints préceptes de morale de mauvais aloi. La vraie morale est celle de la dignité des gens. Il n’y a que celle-ci qui vaille la peine qu’on la respecte.
Entretien avec Madame Elbaz, directrice de l’Association Solidarité Féminine
« Des enfants sont vendus à 3000 dhs au Maroc »
Les mères célibataires, c’est une réalité au Maroc.
Oui c’est une réalité et nous en voyons de plus en plus. Ici, au sein de notre association, nous prenons en charge des mères qui ont décidé, pour une raison ou une autre, de garder leurs enfants. Nous avons des cellules de soutien et de prise en charge : soutien humain, psychologique et médical.
Nous accompagnons ces mères durant des années et elles peuvent rester dans notre structure pendant trois ans. Et durant ce temps, nous faisons les démarches nécessaires pour trouver des solutions aux mères et aux enfants. Nous préconisons aussi la réconciliation familiale, pour garantir une vie plus stable à la mère et à son enfant à leur sortie, de Solidarité féminine.
Nous recherchons aussi le père biologique et nous tentons d’avoir la reconnaissance de l’enfant. Mais vous savez, une reconnaissance, ce ne sont pas des papiers, mais l’amour, la tendresse, l’affection d’un père et dans la continuité, pour la vie. Souvent, c’est très dur.
On parle de cas d’enfants vendus au Maroc ?
Oui, c’est une réalité. Il y a des ventes de bébés soit pour des gens qui veulent adopter et là, ce sont les filles qui sont les plus demandées et on comprend pourquoi.
Mais le danger est que les enfants soient vendus à des gens qui peuvent les faire entrer dans des réseaux de trafic d’organes, de prostitution ou de pédophilie.
Au sein de notre association, nous encourageons les filles à opter pour des cas de kafala (une adoption ou prise en charge) pour éviter ce type de dangers qui guette les enfants.
Nous avons aussi recueilli des témoignages sur des cas de violence sur les filles enceintes ?
Il faut savoir que des filles ont été avortées de force. Elles ont reçu des coups sur le ventre par les parents ou les frères. On a eu le cas d’une fille que ses employeurs ont balancé du 3ème étage pour la tuer ou la faire avorter. Heureusement, la mère et le bébé ont été sauvés.
Il y a aussi la violence dans les hôpitaux quand les filles y vont pour accoucher. Elles ne sont pas traitées comme les autres femmes enceintes. Sachant qu’elles sont célibataires, elles n’ont du coup aucun droit, ni à la douleur ni à la pitié.
La Gazette du Maroc - Abdelhak Najib