Les Irakiennes ont perdu l’après-guerre

2 septembre 2003 - 10h49 - Monde - Ecrit par :

Viols, séquestrations, retour du voile se développent.

Dans la rue, on ne voit qu’elles. Les femmes tête nue sont si rares qu’on les qualifie de « chrétiennes », même si elles ne le sont pas. En fin d’après-midi, quand la température redevient tolérable et que les familles font leurs courses, les cheveux féminins se voilent d’un foulard qui découvre quelques mèches, d’un hijab ou de l’abaya, cape noire qui ne laisse voir que le visage

Peur de la violence, peur de l’insulte. « Presque toutes mes collègues ont modifié leur comportement, dit la docteur Enas Al-Hamdani, l’une des responsables de l’hôpital Al-alwaya. Celles qui n’avaient jamais porté le voile le mettent pour éviter les problèmes. Elles ne se maquillent plus, ne portent plus de bijoux. » Elle-même est coiffée d’un léger foulard. Elle ne conduit plus sa voiture. C’est son mari ou son garde du corps, nouvel attribut des classes aisées, qui l’accompagnent de l’hôpital à sa clinique.

Rideaux tirés. Celles qui ne travaillent pas vivent rideaux tirés, ouvrent la porte sur des mines pâlottes et des yeux cernés. « La peur nous empêche de sortir », souffle Virgin. Elle continue de préparer des pâtisseries mais ne reçoit plus depuis la chute de Saddam, traîne à la maison en bermuda et en tongs. Ses voisins ont rejoint leur fils aux Etats-Unis. La fille de sa voisine d’en face est au lit, choquée depuis que des hommes ont tenté de la traîner de force dans leur voiture. Virgin ne comprend plus le monde qui l’entoure : « Ces histoires-là étaient rares du temps de l’ancien régime. Aujourd’hui, tout peut arriver. Tenez, il y a quinze jours, une famille rentrait à pied. Des bandits armés se sont arrêtés en voiture, ils ont menacé le père, puis ils ont violé la mère et la fille devant lui. Toutes les femmes disent la même chose : il ne faut pas sortir. Même ma petite, je l’empêche d’aller au-delà de la porte. »

La sécurité est devenue une obsession à Bagdad. Dans cette parenthèse chaotique que vit la capitale sous tutorat américain, les femmes se sentent particulièrement vulnérables. Selon un rapport de Human Rights Watch publié à la mi-juillet, il y aurait eu au moins 25 viols et enlèvements de femmes entre fin mai et fin juin à Bagdad. Avant-guerre, la police ne recensait qu’un cas tous les trois mois en moyenne. « Depuis le début de la guerre, plus de 400 femmes ont été violées, enlevées et parfois vendues, affirme pour sa part Yanar Mohammed, de l’Organisation pour la liberté des femmes en Irak. Les liens familiaux et claniques sont devenus tellement étouffants qu’elles préfèrent le cacher, ou disparaître. »

Le moindre incident prend des proportions dramatiques, y compris dans les familles les plus ouvertes. Sawsan, pantalon et cheveux tirés, sortait du cabinet médical où elle travaille quand trois hommes ont ouvert la portière de sa voiture : « Ils m’ont insultée. J’ai pleuré, j’étais sûre qu’ils allaient m’enlever. Heureusement, un ami est arrivé. Je l’ai supplié de ne pas en parler, sinon mon frère m’empêchera de sortir. » A Bagdad, « beaucoup de femmes préfèrent désormais renoncer à travailler », constate Human Rights Watch. La maison n’est pas toujours un refuge : « Les hommes sont au chômage : ils vivent reclus, frustrés, et la violence domestique est en augmentation », affirme Basma al-Khateb de l’Unifem, une agence des Nations unies. « Saddam n’est plus là, mais il vit toujours dans la tête des hommes », soupire une infirmière.

Banditisme. Les viols ont d’abord été attribués à des règlements de comptes, des vengeances contre les familles des anciens du régime déchu. Quatre mois après la fin des opérations, on ne parle plus que de banditisme : « Des hommes armés veulent voler une voiture, ils font sortir l’homme et gardent la femme qu’ils vont violer, kidnapper contre rançon ou vendre à d’autres délinquants », résume un officier de police qui dit avoir reçu trente plaintes de ce genre depuis la chute de Saddam. Enas Al-Hamdani affirme que les viols sont en diminution, bien que la peur du lendemain soit là, attisée par l’émergence sur la scène politique d’islamistes radicaux.

Virgin la chrétienne envisage de porter la jupe longue et large des musulmanes. « Les femmes sont convaincues que cela va empirer, dit Yanar Mohammed. Les groupes islamistes extrémistes sont là pour rester. Les femmes se voilent comme prix de leur tranquillité. Par cette température, c’est une véritable punition. D’autant qu’à Bagdad, elles avaient une certaine liberté. Nous avions, dans ce domaine, la Constitution la plus avancée du monde arabe, même si elle n’était pas toujours appliquée. » Les premières femmes arabes à être ambassadrices, médecins, militaires ou haut-fonctionnaires étaient des Irakiennes, pourtant les appels du pied de Saddam aux dignitaires musulmans, dans les années 90, ont brouillé leur statut. Les femmes de moins de 45 ans se sont vues interdire de voyager sans la « protection » d’un homme de leur famille. La polygamie a été encouragée pour « secourir » les veuves de guerre. Ce fut aussi l’époque des crimes d’honneur et des décapitations de femmes accusées de prostitution.

Les dures années d’embargo, la propagande de l’ancien régime et le repli religieux ont isolé les femmes mieux que des abayas. Répéter des rumeurs, se contredire n’a rien d’insolite dans l’Irak d’aujourd’hui. Ce sont par exemple trois jeunes avocates, formées à l’université de Bagdad et portant le hijab, qui assurent qu’elles exercent leur métier grâce à Saddam et contre l’avis de l’ONU. Elles affirment qu’elles veulent devenir juges et approuvent néanmoins les fatwas des religieux contre la tentative de la coalition de nommer une femme juge à Najaf. « De façon générale, notre société s’intéresse peu à la question de l’égalité entre les sexes, constate Basma al-Khateb, et les femmes, moi la première, méconnaissent leurs droits. »

Ilots de militantisme. On trouve autour des Irakiens rentrés d’exil quelques îlots de militantisme pour l’égalité des femmes. Au moment de constituer l’équipe de son journal à Bagdad, Kaïs Jewad, trente ans en France, a pris soin de prendre autant d’hommes que de fem mes, dont de jeunes musulmanes habillées à l’occidentale, qui n’hésitent pas à rompre avec un fiancé qui veut leur imposer le voile.

L’écrivain Jabbar Yassin Hussin, de retour au pays après un exil de vingt-sept ans, est optimiste : « Ma soeur, qui portait une minijupe dans les années 70, a mis le voile dans les années Saddam. Le voile était une sorte d’apitoiement sur elle-même, presque un signe de deuil. Depuis que je suis rentré, elle l’a enlevé. » Il fait partie de ceux qui pensent que l’enfermement physique et psychique des femmes est temporaire : « L’Irak va se remoderniser. On est encore dans le provisoire. Quand le gouvernement, l’administration seront en place, les voiles finiront en serpillières. » En attendant, le premier gouvernement de l’après-Saddam ne compte qu’une femme sur 25 ministres

Marie-Laure COLSON - envoyée spéciale à Bagdad
Libération le 2 septembre 2003

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