Près de 20% des potentiels bénéficiaires du nouveau programme l’aide au logement lancé par le roi Mohammed VI en octobre dernier sont des Marocains résidant à l’étranger (MRE).
Anciens correspondants ou spécialistes du Maghreb, huit journalistes étrangers analysent, à travers leur expérience, l’évolution économique, politique et sociale du Maroc, de Hassan II à Mohammed VI.
Ignacio Cembrero
L’Espagne et le Maroc : une lune de miel sans nuit de noces
Journaliste à El Pais, il a réalisé des centaines de reportages, d’analyses et d’interviews sur le Maroc, touchant à presque tous les sujets.
Beaucoup de choses m’ont marqué depuis 1977, date à laquelle j’ai assisté à une conférence de presse de Hassan II. Je retiens surtout mon interview avec le roi Mohammed VI en 2005, la détresse des enfants des rues qui, par exemple, se concentrent à Beni Enzar dans l’espoir de rentrer à Melilia, l’abattement des Subsahariens qui rebroussent chemin après avoir échoué dans leur tentative de sauter le grillage de Melilia et la splendeur de la médina de Fès à la tombée du jour. Malgré tous ses problèmes, le Maroc est sur le bon chemin, mais il pourrait sans doute aller plus vite avec une meilleure tenue de route. C’est le pays d’Afrique du Nord qui attire le plus d’investissements étrangers hors hydrocarbures. Cette simple constatation suffit pour se rendre compte que c’est celui qui inspire le plus de confiance. Avec le temps, vous verrez que c’est une aubaine de ne pas avoir de pétrole ni de gaz !
La relation avec l’Espagne, mon pays, est bien meilleure depuis que les socialistes sont au pouvoir. Je m’en réjouis et regrette, en même temps, qu’on n’en profite pas pour résoudre quelques uns des nombreux problèmes bilatéraux. Nous vivons, l’Espagne et le Maroc, une lune de miel, mais sans nuit de noces. C’est dommage. Il faudrait faire en sorte que le système politique se rapproche de plus en plus de l’Europe et des monarchies constitutionnelles européennes. Et se débarrasser du problème du Sahara qui handicape l’évolution de la vie politique et le développement économique du Maroc. A chacun de mes voyages dans le royaume, j’apprends quelque chose de nouveau, j’approfondis un peu la complexité de ce pays. Pour un Espagnol, le Maroc est un voisin encombrant, mais s’il n’était pas là, il nous manquerait terriblement. Et pas seulement sur le plan professionnel…
Ignace Dalle
“Il faut des règles plus claires”
Chef du bureau de l’AFP à Rabat de 1992 à 1996 et spécialiste du monde arabe, il a écrit trois ouvrages sur le Maroc, dont Les trois rois.
Au Maroc, des enquêtes sans la moindre complaisance, par exemple sur la monarchie, sont publiées sans donner lieu à des poursuites et, simultanément, la justice condamne d’autres journaux à des peines disproportionnées qui menacent l’existence de ces publications. C’est donc toujours l’arbitraire et cela n’est pas satisfaisant. Il faut des règles plus claires.
De manière générale, le pays a beaucoup changé et s’est modernisé : agglomérations immenses, Internet, portables, autoroutes, tourisme, etc. Mais les inégalités sont toujours très fortes. La vie est toujours dure pour la grande majorité de la population, même si beaucoup d’entre eux peuvent compter sur l’aide et le soutien des trois millions de Marocains exilés. Une réforme de la Constitution, qui donnerait davantage de pouvoirs au Parlement et réduirait ceux du roi, serait un geste très fort, un peu comme ce fut le cas avec la réforme de la Moudouwana. Il faudrait aussi réduire la corruption en commençant par celle qui sévit au sein des institutions de l’Etat : justice, police, etc. Enfin, s’attaquer à une réforme de l’enseignement public, sans doute le principal défi à relever pour les dirigeants marocains.
D’un point de vue plus personnel, c’est sans doute mon premier séjour au Maroc, dans les années 60, qui m’a le plus marqué. Je garde un souvenir extraordinaire de Fès, du génie de ses bâtisseurs et de ses artisans. J’ai été très touché aussi par la chaleur des gens qui contrastait avec la dureté du régime : nous étions en 1965...
Mireille Duteil
“Le royaume doit accélérer sa cadence de modernisation”
Rédactrice en chef adjointe au Point, elle a traité du Maghreb pour différents titres depuis les années 70. Elle a publié Chroniques marocaines en septembre 2007, après de nombreuses années.
J’ai fait connaissance avec le Maroc au début des années 70, en voiture, pour des vacances. J’étais jeune, ignorante et j’avais été fascinée. Ensuite j’ai été marqué par l’évolution de la société et des institutions politiques, le développement économique important de certaines zones, la difficulté à faire bouger les campagnes reculées, l’Atlas en particulier. Et aussi l’islamisation de la société parallèlement à sa modernisation. Aujourd’hui, le système politique marocain est encore en voie de démocratisation.
Je pense que les autorités -en particulier judiciaires- et la presse sont en phase d’apprentissage. En témoignent le montant des amendes ou les condamnations par les autorités que peuvent encourir des journalistes, pour qui liberté de la presse doit rimer aussi avec responsabilité. Ne pas injurier quelqu’un ou ne pas mettre à mal sa réputation sans preuve n’est pas pour autant de l’autocensure. Le royaume doit accélérer sa cadence de modernisation pour éviter un certain essoufflement, tout en prenant soin de ne pas laisser à la traîne des centaines de milliers de jeunes des villes qui sont une force explosive. Le Maroc est un pays où les gens conservent une grande gentillesse, une grande fierté d’être marocains, mais où ils voudraient avoir tous les mêmes chances.
Dominique Lagarde
“Au Maroc, rien n’avance sans la monarchie”
Reporter et rédactrice en chef Maroc de l’édition internationale de l’Express, elle a couvert, depuis 1996, la plupart des grands évènements du royaume.
Le Maroc est un pays pluriel, à tous égards. Je n’ai pratiquement pas connu les années de plomb. mais je crois que ce qui m’a le plus marqué, c’est l’expérience de l’Instance équité et réconciliation (IER), et la façon dont le Maroc a su adapter cette “justice transitionnelle”, généralement mise en œuvre après une rupture, à sa propre situation, en gérant ce retour sur les années de plomb dans le contexte de la continuité de la monarchie. Je trouve assez remarquable que l’IER ait pu faire ce travail sous le règne du fils de Hassan II. Je comprends les regrets de certaines associations des droits humains qui déplorent l’impunité de certains protagonistes, mais je crois qu’il était difficile d’aller au-delà.
Je ne suis pas sûre en revanche que toutes les recommandations de l’IER au chapitre des réformes à entreprendre aient reçu toute l’attention qu’elles méritaient. Ces douze dernières années, il y a une vraie volonté de bien faire, une volonté de moderniser, tout en préservant la stabilité du pays. Réforme de la Moudawana, INDH, réforme du champ religieux : le roi a pris de nombreuses initiatives. Mais là où le bât blesse parfois, c’est dans la mise en œuvre, parce que le Maroc est un pays dans lequel les pesanteurs sociales - plus que religieuses sans doute- sont fortes. Je suis aussi frappée par le problème de ressources humaines auquel sont bien souvent confrontées les entreprises, voire la haute administration. Le pays paye sans doute encore les carences du règne précédent en matière d’éducation et de formation et rien d’important n’avance si la monarchie ne s’en mêle pas directement. Tant que le roi prend de bonnes décisions, pourquoi pas ? Mais que se passerait-il avec un monarque moins soucieux du développement de son pays ? Cela dit, cette question n’est pas seulement institutionnelle. Le champ politique reste en friche.
Jibril Talha
“Les amis du roi veulent le pouvoir”
Chef de bureau du quotidien international Al Shark Al Awsat de 1983 à 1988, puis rédacteur en chef successivement d’Al Haraka, Al Moundtaf, Assabah, Al Joumhour, il a récemment publié Al Malik Wal Akid, sur la relation Hassan II-Kadhafi.
Le Maroc, c’est toute ma vie. Je lui dois tout car c’est le seul pays qui m’a permis d’être à la tête de quatre quotidiens. Après mon bac au Soudan, j’ai eu la possibilité d’étudier dans le royaume en 1975. J’y suis resté 30 ans et personne ne m’a jamais considéré comme un étranger. La phrase qui me vient à l’esprit au sujet du Maroc c’est : marhba (bienvenue à toi). J’avais une relation privilégiée avec Hassan II. On se respectait beaucoup, mais il ne m’a rien donné et je ne lui ai rien donné. Il est impossible pour un journaliste d’être ami avec un roi. Hassan II voyait loin. A son époque, le Maroc jouait un rôle très actif dans le monde arabe et dans le monde en général. Hassan II connaissait beaucoup de journalistes français et voyait certainement dans nos rapports l’occasion de connaître un journaliste arabophone. Malgré ce qu’on peut entendre, le Maroc essaye de progresser depuis la mort de Hassan II.
J’ai également connu Mohammed VI, j’ai voyagé avec lui trois fois, il a un visage humain, c’est une personnalité différente de son père. Aujourd’hui, l’entourage du roi cherche à avoir du pouvoir, ce qui n’était pas le cas de gens comme Basri à l’époque, qui n’était qu’un simple exécutant. Je suis certain que Mohammed VI ne leur a rien demandé. Quant au gouvernement, il n’a pas le pouvoir d’un Etat démocratique. C’est bien triste. Mais au moins, les choses sont claires : le peuple sait qui est le roi, qui est le Premier ministre et qui dirige le pays. Ce n’est pas le cas chez le voisin algérien.
Jean-Pierre Tuquoi
“Moulay Hicham aurait beaucoup apporté”
Ancien chef du service International au quotidien, il couvre depuis 1995 l’actualité africaine et du Maghreb, et a publié plusieurs ouvrages sur le Maroc, dont Le dernier roi.
Mon plus gros coup a été la publication, au lendemain de la mort de Hassan II, d’un dossier assez nuancé écrit par plusieurs journalistes et consacré au régime du monarque défunt. Nous avions pressenti cette mort et nous avions été le seul journal à publier un dossier aussi exhaustif. Si le Maroc a perdu sur un point depuis la mort de Hassan II, c’est sur la scène politique internationale. Il y a un tel décalage que ça frappe. Le pays se repose beaucoup trop sur les Occidentaux, il dépend trop sur le plan économique et diplomatique des investissements étrangers, il est donc plus fragile qu’il ne l’était avant. Finalement, le Maroc donne l’impression d’être une colonie néocolonialiste. C’est porteur de danger. Un jour, la situation va se retourner contre l’élite. Le Maroc est en train de revenir à la politique de Hassan II avec notamment Fouad Ali El Himma.
C’est une vraie régression. El Himma symbolise le retour aux années Basri new look. L’USFP me rappelle les partis radicaux en France. Les membres du PJD qui travaillent sur le plan sociétal sont des conservateurs, il faut les combattre. S’ils étaient associés au pouvoir, ce serait une véritable régression. Le problème c’est qu’il n’y a personne pour les combattre. On peut faire le même reproche au Maroc qu’à l’Algérie où il n’y a pas de vie politique. Moulay Hicham a le caractère d’un Alaouite avec ses défauts, mais c’est un homme ouvert sur les réformes, avec une volonté certaine. Il aurait beaucoup apporté s’il était associé au pouvoir. C’est donc une occasion manquée pour le Maroc. On a loupé quelque chose du point de vue politique. Le roi jouissait d’une aura, il a déçu parce qu’il n’a pas saisi cet instant historique au moment de son accession au trône. Cette situation peut encore durer une quarantaine d’années. Il n’y aura probablement pas de changement. Mohammed VI est déjà là depuis 10 ans. En France, au bout de 10 ans, le chef de l’Etat s’en va. Je pense que le Marocain peut rêver d’autre chose que de ce qu’il a devant lui.
Caroline Pigozzi
“Une tranche d’histoire sur papier glacé”
Grand reporter et spécialiste des hautes personnalités à Paris Match, elle compte à son actif une interview de Mohammed VI et un dossier sur la famille royale.
Ce qui m’a le plus frappée à mon arrivée au Maroc : la couleur, j’y suis très sensible. Et puis, la relation franco-marocaine est quelque chose de très agréable. On se sent protégé au Maroc. Je n’ai jamais eu peur. J’ai foulé le sol marocain, pour la première fois, lors de la visite du président François Mitterrand, dans les années 80. J’étais à une place privilégiée, parce qu’il y avait peu de femmes lors du voyage, et j’ai pu assister à tout le côté festif du Maroc et observer Sa Majesté Hassan II à travers les fantasias et un grand déjeuner. Je n’oublierai jamais la couverture que nous avons faite en 2006 sur l’ensemble de la famille royale. Nous avons plus privilégié l’harmonie de la photo que le protocole royal. J’ai eu l’impression d’inscrire une tranche d’histoire sur papier glacé. Le Maroc est le pays où il faut aller au plus simple sinon on perd trop de temps dans des rouages compliqués à décoder pour un étranger.
Lorsque j’ai interviewé Sa Majesté Mohammed VI, je devais normalement faire un reportage photo. C’est un personnage impressionnant, il est roi et Commandeur des croyants. Faire un portrait de 8 pages sur lui aurait été trop ambitieux de ma part. C’était plus intéressant d’avoir son témoignage, cela sonnait plus authentique et créait une complicité et une proximité avec le lecteur. C’est en expliquant cela à Sa Majesté que je l’ai convaincu de m’accorder l’interview. Un jour, je lui ai révélé que pour une photo sur une double page, il fallait toujours se décaler et ne pas rester au centre à cause de la pliure. Personne n’aurait osé lui dire ça. Il a ri et a donné l’impression de découvrir quelque chose. Je voulais montrer qu’on travaillait dans la transparence.
Source : TelQuel - Hicham Bennani
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