Kichk, des tracts, des butanes et …les jumelles

17 septembre 2003 - 13h10 - Maroc - Ecrit par :

Les principaux individus masculins dénoncés par Imane Laghrissi, comme membres présumés de la cellule terroriste de Rabat, sont aujourd’hui entre les mains de la police. D’autres sont encore en fuite. Mostapha Chater, Fouad Al Gaz, Rachid Al Khaldi et Hassan Chaouni vivaient dans l’entourage immédiat des sœurs jumelles à Jbel Raïssi, le quartier où semble se nouer la trame de cette affaire. Selon la police, ils sont à des degrés divers soupçonnés d’avoir aidé ou sympathisé avec le projet démoniaque des attentats de Rabat. Mais cette histoire où se mêlent les dires d’une adolescente et les dénégations des autres impliqués a-t-elle livré tous ses secrets ? Qui sont les autres détenus
de Hay Al Inbiât et de Charii Souk ?

Quels liens avaient-ils avec les sœurs jumelles ? Qui se cache derrière cet énigmatique personnage de l’histoire appelé par son entourage Kichk, alias Abou Abderrahmane en référence à l’un des plus grands théoriciens islamistes égyptiens ? Pour répondre à ces questions, nous avons été dans les quartiers, à travers les ruelles, sur les lieux où vivaient les différents détenus, parlé à leurs familles, leurs amis, dans les mosquées et les cafés à la recherche de la vérité.

L’affaire des jumelles de Rabat continue de dévoiler ses secrets. Et elle en cache certainement d’autres que les jours prochains mettront à la lumière. Sanae et Imane Laghrissi (voir La Gazette du Maroc N° 332), Hakima Rojlan, Ghizlane Toufahi et Nadia Sbahi sont la partie féminine du dossier. Si l’on saisit bien les ficelles de cette affaire, ce sont elles qui devaient être mises en avant pour perpétrer des attentats suicides dans certains endroits de la capitale : Label Vie, le Parlement, des kidnappings de hautes personnalités de l’Etat avec séquestration et demande de rançon, des explosions dans des lieux publics à l’aide de bouteilles de gaz liées aux mèches des artifices que les enfants achètent pendant Achoura.

Dans cette histoire, il est clair aujourd’hui, selon les dires des familles des différents détenus, que dans ce groupe de filles, c’est Imane qui revêt le dossard du leader. C’est elle qui a avoué les différents attentats en préparation, c’est elle qui a écrit au fameux Imam de la mosquée Al Wahda sur lequel on reviendra plus tard, à la lumière de ce que nous avons appris lors de récentes enquêtes, et qui donne une autre tournure à cette affaire. C’est la même Imane qui, selon tous les dires à Jbel Raïssi, à Hay Al Inbiât et Douar Al Hajja, semble loin d’être affectée par la prison, la menace du procès et la peine qui plane comme une épée sur la tête d’un groupe de plus en plus important. C’est toujours Imane, qui de plus en plus, paraît inconsciente des enjeux que draine un dossier aussi grave et explosif.

Aujourd’hui, au point où en est l’enquête de la police, il y a de plus en plus d’arrestations dans le seul périmètre de Chariî Souk à Douar Al Hajja, à Rabat. Les témoins parlent de plus d’une trentaine d’interpellations et la soeur de Hassan Chaouni, Alias Kichk, raconte que tous "les sympathisants islamistes du derb ont été arrêtés, tous ceux qui portaient une barbe ont été cueillis dans leur propre demeure, de nuit comme de jour, parfois non sans heurts…". Ce Chariî Souk est une ruelle montante, assez étroite qui est bordée d’échoppes et de magasins où l’on vend de tout : harcha, légumes, fruits, menthe fraîche, viande, charbon, des joints probablement et même de l’alcool. Quand on y grimpe, on est happé par les différents fils du derb qui roulent des joints, sirotent leur thé ou tout simplement jouent aux “hitistes”, désoeuvrés à la recherche du dernier potin du quartier pour le grossir et le servir au premier venu, le cas échéant nous-mêmes.

"Vous cherchez Kichk ? Le pauvre, ils l’ont fait disparaître derrière le soleil. On ne sait pas si on le reverra un jour ou pas. Mais c’est la faute à ces p…qui ont vendu tous les mecs du coin”. De but en blanc, nous sommes face à la réalité telle qu’elle est véhiculée par le quartier, qui prend un bout de l’histoire, le tourne dans tous les sens et en fait une nouvelle version changeante selon les humeurs, l’état d’esprit et aussi la tête du client. Nous sommes au cœur du quartier populaire dans toute sa splendeur : bonne ambiance, la joie mêlée à l’insouciance, la légèreté de la vie malgré le manque et les privations, un peu de méfiance et beaucoup de bonhomie. Bref, ici on se moque de ce qui peut se passer l’instant d’après. On vit le moment et on ne parle pas trop du futur. Carpe diem.

De Chinoui à Kichk

Tout commence par des désaveux. La famille Chaouni qui habite au 54, charii Souk à Douar El Hajja, est très en colère. Elle n’apprécie pas la tournure que l’histoire de leur fils chéri, Hassan, a prise. La famille en veut à tout le monde : les journalistes qui disent n’importe quoi, les délateurs qui ont vendu son enfant, les sœurs jumelles qui ont mis en avant le nom de Chaouni pour se laver de l’affaire et surtout la police qui a pris Hassan sans que la famille sache où il était pendant une semaine. Devant les trois sœurs de Hassan, alias Kichk, et la mère de ce dernier, l’accusation tombe et l’on regrette presque dans cette étroite maison, d’allure cossue dans ce quartier déshérité, que nous soyons les premiers journalistes à avoir franchi le seuil de la demeure du principal homme de l’affaire. Et pour cause, selon la sœur aînée, "il a été écrit n’importe quoi au sujet de Hassan. Nous avons même pensé poursuivre les différents journaux qui se sont relayés les différentes fausses informations pour mieux enfoncer mon frère…".

Et de continuer : "pourquoi n’a-t-on jamais dit qu’il avait été arrêté le jeudi 14 août en fin d’après-midi et non pas comme il a été rapporté, le 20 août, et que ce n’est que quinze jours plus tard qu’il a été présenté devant le Procureur du Roi. Nous-mêmes, nous n’avons pu avoir un début de réponse à sa soudaine disparition dans l’un des commissariats de la ville qu’au bout de neuf jours… C’était la semaine la plus noire de notre existence. Aucune nouvelle, nos efforts ont obtenu une unique réponse :" Hassan Chaouni n’est pas ici" . En fait, nous n’avons jamais été prévenus et c’est un voisin, le père de Fouad El Gaz, arrêté en même temps que mon frère, qui nous a dit que Hassan était là-bas avec son fils et qu’il avait besoin de nourriture… ". Le moment est grave et les quatre femmes fulminent littéralement. Elles parlent vite, gesticulent et ont envie de tout déballer et vider leurs cœurs. Nous sommes à la fois la cible et le confident, les fauteurs et ceux qui pourraient réparer l’erreur. Bref, il a fallu essuyer la tempête avant d’aller plus loin.

Hassan Chaouni est aujourd’hui accusé d’appartenir à la Salafiya Jihadiya, d’avoir imprimé des tracts révolutionnaires et d’avoir préparé avec les fillettes les attentats qui devaient frapper la zone résidentielle de Zaër. Il est aussi accusé d’avoir des liens étroits avec d’autres membres de ce même groupe qui sont toujours en fuite. D’après les sœurs jumelles, il serait celui qui a théorisé l’opération, étudié la logistique et prodigué les conseils. La mère, originaire de Marrakech, renchérit : "mon fils n’est pas un commerçant, encore moins un homme aisé, comme il a été dit… C’était un vendeur de harcha et de cake qui travaillait pour le compte d’un ami. Il ne percevait que 35 dhs par jour et devait subvenir aux besoins de sa petite famille".

Né en 1975, marié, Kichk avait un enfant de neuf mois et vivait dans une chambrette à l’étage. Il n’est pas allé très loin dans les études par paresse ou manque d’ambition, il a très vite tourné le dos aux bancs des classes. Le collège aura été son unique chemin de croix avant de s’embarquer dans une voie que lui seul savait où elle devait le mener. D’ailleurs, elle avoue qu’elle-même aidait son fils désargenté en achetant les affaires du bébé et de l’épouse. Les sœurs participaient les jours de fête pour donner un petit pécule au frère pris à la gorge. Elle nous emmène pour voir la chambre, doublée d’un petit salon traditionnel où vit la famille de Hassan Chaouni. Elle sent le renfermé. Une chambre exiguë avec des couvertures à même le sol en guise de matelas.

Après la venue du petit, la mère a cédé sa propre chambre à son fils où se trouvaient un lit et un placard. D’ailleurs malgré l’étroitesse des lieux, nous sommes très loin de la misère noire où survivaient les sœurs jumelles, Sanae et Imane. Ici, on vit décemment, sans trop d’ostentation, sans faste inutile, juste le strict minimum. La maison, sur plusieurs étages est aussi bien équipée sans oublier que le numérique là aussi joue son rôle "d’animateur" public et de donneur de leçons. On regardait, au moment où on a été reçu, des variétés arabes. Mais Al Jazeera et les autres chaînes arabes sont souvent à l’honneur dans ces murs. Mais d’où vient ce pseudonyme de Kichk ? Ce surnom remonte à l’adolescence du détenu. Il a fréquenté l’école Massira, puis le collège Roudani. Il est né à Charii Souk et a grandi dans le quartier. D’ailleurs, dans le quartier, nous avons vu au moins une trentaine de voisins, entre drogués, soûlards, chômeurs et jeunes filles non voilées, qui nous ont fait part de l’amitié qu’ils avaient pour ce personnage au passé tumultueux.

"C’était bien avant les attentats du 11 septembre, l’époque où mon frère a été interpellé pour la première fois par la police. Il rigolait beaucoup avec les voisins et les fils du derb et leur sortait de temps à autre un exemple ou un hadith. Et c’est là qu’un type lui a collé le surnom de Kichk". Dans le quartier, il s’avère que le premier surnom de Hassan a été celui de "Chinoui" (le Chinois), en référence d’abord à ses traits et ses yeux légèrement bridés, puis aux films de Kung Fu qu’il aimait voir, jadis, avec ses potes dans les salles de cinéma populaires. Mais pourquoi ce passage par les filets de la police, en septembre 2001, et quelle est l’histoire « militante » de cet homme ?

Apparemment, Hassan Chaouni fréquentait la mosquée Al Wahda et avait été interpellé lors de la vaste campagne entreprise sommairement par la police marocaine. Cette interpellation, qui avait duré deux jours, s’était soldée par un non-lieu que la mère rend plus ridicule : "en 2001, la police a arrêté tous les barbus du quartier, comme aujourd’hui avec l’affaire d’Imane. Mais qui, à l’époque, à Charii Souk, était contre les attentats de New York ? Mon fils a répondu à la police qui lui demandait ce qu’il pensait de ces attentats :" demandez-moi ce qui se passe dans mon pays, posez-moi des questions sur ma vie ici". Il nous a raconté à son retour qu’il avait clos la discussion en précisant que ce qui se passait aux Etats-Unis était loin de sa réalité. Je me souviens qu’à l’époque, il suffisait de demander à des gamins de 10 ans ce qu’ils pensaient des attentats de New York pour entendre une seule réponse : "Adim ! C’est fabuleux ce qu’ils ont fait aux Américains…"

Et la sœur aînée de continuer : "actuellement, les responsables de la mosquée Al Wahda se sont calmés… c’est d’ailleurs en octobre 2001 que Rachid Nafae a changé de ton". La deuxième interpellation de Hassan Chaouni, dont le contour se précise de plus en plus dans cette demeure où l’on sent sa forte présence, est survenue au lendemain des attentats du 16 mai à Casablanca. Après un interrogatoire qui n’en finissait plus, il a été relâché comme la plupart des sympathisants islamistes du quartier. Hassan a apparemment beaucoup ri de cette arrestation et disait "que ceux qui ont commis ces actes étaient des criminels, des fous qu’il fallait punir puisqu’ils ne représentaient qu’eux-mêmes et non l’Islam tel que le prophète nous l’a transmis". Les voisins ont corroboré ces dires et même affirmé que Hassan a été choqué de savoir qu’il y a eu des Musulmans qui se sont suicidés étant donné "que le suicide est un acte que Dieu ne pardonne jamais". Vrai ou faux, impossible de savoir. Reste que l’unanimité sur cette affaire est claire. Mais bon, il y a la solidarité des gens du quartier, il y a le voisinage, il y a l’amitié, la volonté de couvrir un ami… Mais les gens jurent leurs grands dieux que c’est là la stricte vérité.

Deux des sœurs de Hassan portent le foulard, juste noué autour du cou. Elles saluent les hommes, leur serrent la main et nous ont reçu sans trop de cérémonial comme certaines "sœurs musulmanes" qui refusent de donner la main aux hommes. Nous sommes très loin de l’image que nous nous sommes faite de la famille Chaouni où les femmes allaient nous recevoir barricadées pire que des Afghanes sous leurs burqas. Elles ont le contact facile, parlent bien et sourient beaucoup. Bref, des filles sympathiques que rien ne différencie d’autres Marocaines en règle avec elles-mêmes. La troisième sœur a les cheveux en l’air, porte un pantalon en tissu, se promène pieds nus dans la maison et n’hésite pas à lancer : "je travaille chaque soir jusqu’à parfois minuit dans un grand établissement commercial de la ville. Je rentre donc tard et seule, jamais il ne m’a dit pourquoi je travaille si tard ni pourquoi je me promène seule la nuit. Hassan était l’ami de tous, des barbus et des noceurs de la rue. Durant son adolescence, il avait fait les mille et un coups en leur compagnie avant de se ranger et de fonder une famille".

La même histoire sera relatée par deux types qui roulaient leur joint devant un étalage de menthe odorante : "Kichk, c’est un brave qui peine chaque jour pour nourrir sa famille. Au moins, lui, avait trouvé une porte de sortie. Il fait sa prière, va à la mosquée, mais nous serre la main, nous apporte souvent à manger et à boire, et il n’a jamais tenté de persuader quiconque d’entre nous de laisser tomber la drogue et de l’accompagner pour la prière. Je voudrais que Dieu m’assiste comme il l’a assisté lui. Je voudrais moi aussi oublier le hasch et toute cette m…".

Selon les dires de la sœur aînée, Hassan les a souvent surpris en ramenant dans la maison un pauvre, un démuni, qui n’avait pas de toit, en demandant à la famille de l’héberger le temps d’une nuit bien au chaud et d’une bonne harira. Il disait : "non, je ne peux pas laisser cet homme sous la pluie et le froid. Il faut l’aider". Hassan commence alors à nous apparaître comme une espèce de Robin des Bois, fort gentil et très consciencieux. A voir sa photo, il a l’air d’être un gars simple, rien de semblable à l’image que l’on s’est faite de lui avant de voir à qui il pouvait ressembler. Sur un ton tranchant, la mère déclare aujourd’hui : "faire le bien ? Plus jamais…".

"En 2001, la police a arrêté tous les barbus du quartier, comme aujourd’hui avec l’affaire Imane. Mais qui, à l’époque, à Charii Souk, était contre les attentats de New York ? Mon fils a répondu à la police qui lui demandait ce qu’il pensait de ces attentats : " demandez-moi ce qui se passe dans mon pays, posez-moi des questions sur ma vie ici ". Il nous a raconté à son retour qu’il avait clos la discussion en précisant que ce qui se passait aux Etats-Unis était loin de sa réalité."

La Gazette du Maroc

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