àquelques centaines de mètres du palais royal de Casablanca, vivent encore quelques personnes en dehors de la machine du temps. Une dizaine de barbiers, presque tous âgés, attendent patiemment devant leurs baraques datant du protectorat, qu’un visiteur vienne se faire “saigner”. Et au sens propre du terme.
Cet acte renvoie à la pratique de la saignée, qui consiste à “évacuer le mauvais sang du corps humain quand celui-ci est affecté par une maladie”. Ces professionnels de la saignée sont détenteurs d’une expertise pseudo-médicale, dont les origines remontent à la nuit des temps. Leur rôle consiste à purifier le liquide qui circule dans nos veines avec des moyens rudimentaires. Rasoirs de différentes tailles, pipettes en cuivre, seaux pour réceptionner le liquide rougeâtre… Tahjamt (mot qualifiant l’opération de la saignée) peut être perçue comme archaïque, voire barbare. “Mais c’était l’une des rares méthodes pour soigner les hommes dans le passé. Et elle a des bienfaits évidents”, admettent certains médecins.
Aujourd’hui encore, tahjamt conserve encore ses adeptes, bien évidemment parmi les personnes âgées, qui ont pris l’habitude de la pratiquer depuis leur jeune âge, mais aussi parmi celles qui “ne sont pas arrivées à se faire soigner dans le circuit médical”. “Ma mère ressent des maux de tête terribles. Elle a effectué tous les scanners possibles et ingurgité des tonnes de médicaments. Je l’ai emmenée chez un guérisseur pour voir si elle a été touchée par un jinn. Il nous a assuré qu’elle est indemne de tout mauvais esprit. Mais ses maux de tête s’accentuaient de jour en jour. À la fin, elle a demandé à venir chez un hajjam pour enlever cette mauvaise chose qui circule dans sa tête”, raconte le fils d’une patiente octogénaire.
Saigner, pour soulager
Comment arrive-t-on à soulager les malades ? Les hajjams eux-mêmes sont incapables de l’expliquer de façon rationnelle, ni d’ailleurs d’énumérer le genre de maladies nécessitant la saignée. “Sidna Mohamed recommandait de la faire sur quatre endroits : l’arrière du crâne, le sommet du crâne, les cuisses et les omoplates”, explique Issam, diplômé en coiffure, “qui a cependant trouvé que la hijama correspondait plus à ses convictions religieuses”.
Religion ou pas, nos hajjama disposent d’un savoir-faire indéniable, acquis au fil des ans. “Je sais à quel endroit pratiquer la hijama et quand m’arrêter, pour que le patient ne ressente aucun malaise à la fin de l’opération, affirme Issam. En observant le sang, j’arrive à détecter la maladie. Par exemple, chez les diabétiques, le sang est plus liquide que d’habitude et il est mousseux”. Céphalées, hépatites, douleurs au dos… la hijama est indiquée pour tous ceux “qui ne se sentent pas bien”. L’opération coûte en moyenne 50 DH et se pratique avec les moyens de bord. Certains hajjama, comme le jeune Issam, prennent la précaution de stériliser leur matériel après chaque utilisation. Mais ce n’est pas le cas pour beaucoup d’autres, qui se contentent de nettoyer leurs pipettes uniquement avec de l’eau.
Un métier en péril
A 27 ans, Issam est l’un des rares héritiers d’une profession en voie de disparition. Les enfants des vieux barbiers de ce quartier ont tous refusé d’apprendre le métier de leurs pères. “Mes fils m’ont clairement dit qu’ils n’allaient pas passer leur vie à sucer le sang comme moi”, raconte Ba El Bachir, 76 ans. Dans sa baraque de 4 m2, il a accumulé tous ses insignes de fierté comme autant de trophées glanés au bout de 50 ans de carrière : son antédiluvien rasoir, acheté au prix fort pendant le protectorat, sa collection de dents qu’il a lui-même arrachées… Mais qui va hériter de tout cela ? Pour le moment, il ne semble pas se poser la question. En brave soldat, il continue d’ouvrir sa boutique de fortune chaque matin à 7 heures 30. “Hier, j’ai gagné 10 DH. Aujourd’hui, j’attends la baraka”, dit-il.
Il y a des jours où Ba El Bachir, comme ses “confrères” barbiers, ne reçoit aucun patient, pas même une tête à raser ou une dent à arracher… Et comme eux, Ba El Bachir est entretenu par ses enfants. Son travail de hajjam, il le fait plus pour occuper ses vieux jours, et peut-être pour prouver à ses enfants et à lui-même que les séquelles du temps n’ont pas affecté la détermination de ce fils de la campagne, qui a commencé à exercer dans un souk hebdomadaire de la région de Safi. En parlant du “bon vieux” temps, ses collègues soupirent. Le monde a changé.
Les “médecins-hajjams”
Le métier a perdu de son aura en raison de la modernisation, mais aussi à cause de la concurrence livrée par… quelques blouses blanches. Une dizaine de médecins s’adonnent à cette pratique à Casablanca. Le plus souvent, ils opèrent en toute discrétion (bien que leurs noms se transmettent par le bouche-à-oreille), pour ne pas subir les foudres d’une profession qui rejette tout ce qui sort de l’orthodoxie médicale. “Je ne cherche pas à faire de la publicité, car je sais que mes collègues vont me créer des problèmes. Ils ne croient pas aux médecines alternatives”, se désole un gastrologue dans un quartier populaire.
Pourtant, notre praticien affirme que la hijama donne de très bons résultats dans certains cas, comme les rhumatismes, l’arthrose, les migraines persistantes… En somme, la pratique serait efficace contre des maladies chroniques, où l’excès d’utilisation d’anti-inflammatoires rebute plusieurs patients. “Je pratique la médecine traditionnelle par conviction religieuse. Mais je reste un homme de science. Si ce genre de traitement n’était pas effectivement concluant, je ne l’aurai jamais utilisé”, assure le praticien, qui vient de suivre une formation auprès d’un médecin égyptien de renommée.
À 150 DH la séance, il arrive à “saigner” une cinquantaine de personnes chaque mois. Il utilise la même procédure que les hajjama traditionnels, mais avec des instruments beaucoup plus sophistiqués. Avant cet acte chirurgical d’un genre particulier, les nouveaux patients sont invités à passer en consultation, pour connaître leur état de santé. Mais vu que ses clients proviennent généralement des couches défavorisées, le médecin se voit contraint de ne pas en faire une obligation. Et si jamais il tombe sur un malade atteint d’hypotension ? Et si l’extraction sanguine complique la maladie au lieu de la soulager ? Décidément, médecins comme barbiers traditionnels comptent beaucoup sur la protection d’Allah.
Saignée : Bénéfique, mais…
“Notre travail consiste à extraire le sang qui se trouve entre la peau et les veines. Nous ne blessons pas le muscle”, dixit un barbier. Mais comment arrive-t-on à faire couler du sang sans que les veines ne soient touchées ? “Les vaisseaux sont systématiquement atteints”, précise sans ambages Dr Ahmed Mouaddib, hématologue à Casablanca. Dans le milieu médical, la hijama est considérée comme un acte bénéfique. Mais elle doit être prescrite dans “des cas précis et dans des conditions d’hygiène maximales”.
Car contrairement à ce que prétendent les hajjama, la saignée ne convient pas à tout le monde. “Elle n’est recommandée que pour les patients présentant une poly-globuline, c’est-à-dire un excès de globules rouges, comme les tumeurs du cervelet, les kystes rénaux et les insuffisances respiratoires”, explique Dr Mouaddib. Les malades sont orientés vers le centre de transfusion sanguine, où on leur prélève la quantité demandée sans que cela affecte leur équilibre sanguin. Le produit de cette extraction est directement incinéré. Une chose est sûre : la saignée n’est pas un outil thérapeutique, qui peut conduire à la guérison. La pratique n’a pour effet que de soulager la douleur. C’est pour cela que certains patients reviennent chez le barbier chaque fois qu’ils ont mal.
TelQuel - Nadia Lamlili