Plus d’une femme marocaine sur trois aurait avorté au moins une fois.Quelque 600 interruptions de grossesse clandestines chaque jour au Maroc : ce sont les estimations de la toute première étude scientifique nationale, menée par l’Association marocaine de planification familiale (AMPF), réalisée en 2007. Dans un pays où l’avortement est un triple interdit légal, social et religieux, des voix s’élèvent depuis peu pour ouvrir le débat sur sa libéralisation.
Le professeur Chafik Chraïbi déplore avoir trop vu de femmes arriver dans des « situations catastrophique », souvent affreusement « mutilées » - abdomens perforés, hémorragies utérines… « Au Maroc, selon l’Organisation mondiale de la santé, 13% des cas de mortalité maternelle sont liés à l’avortement », rappelle le gynécologue-obstétricien, chef de service à la maternité des Orangers du CHU de Rabat.
Pour enrayer l’hécatombe, il faut « ouvrir un débat » déclare Chafik Chraïbi, lequel multiplie les conférences et dénonce « une hypocrisie » afin que soit « libéralisé » cet acte encore sous le sceau d’un triple interdit social, religieux et juridique.
Prison ferme
L’AMPF, qui rendra publiques, en novembre prochain, ses conclusions d’enquête sur « l’avortement à risque » estime que 35% des femmes de 15 à 49 ans y auraient eu recours au moins une fois. Pour le Pr Chraïbi, cette estimation représente les avortements « en milieu médicalisé, ce qui peut signifier, par exemple, chez un dentiste », mais qui ne garantit pas de bonnes conditions sanitaires : « Il y a six mois, un chirurgien s’est fait attraper, il pratiquait des avortements dans sa cave ».
Aujourd’hui, ce praticien est en prison, ainsi qu’« une dizaine d’autres médecins », évalue le Pr Chraïbi, « parce que cela a mal tourné ». Le Code pénal prévoit jusqu’à 2 ans de prison pour une femme qui se fait avorter, de 1 à 5 ans pour quiconque pratique un avortement sur autrui, de 10 à 20 ans s’il y a décès de la patiente et jusqu’à 30 s’il y a récidive. « Tant que les choses se passent bien, on ferme les yeux ».
Un marché lucratif
Le prix de l’intervention varie de 2 000 à 10 000 DH (de 180 à 900 euros) et certains cabinets ne pratiquent que cela. Le prix varie selon le stade de grossesse, ou « la vulnérabilité de la personne », déplore Karima B., qui a dû débourser 2 000 DH (plus d’un Smig marocain) pour se faire avorter « de façon très expéditive, sans anesthésie, ni calmants, ni suivi postopératoire » chez un généraliste.
« Le nom des endroits circule de bouche à oreille », explique Halima Samaraoui, animatrice au centre AMPF de Hay El Hanna, quartier populaire de Casablanca. « Mais ici, on n’oriente jamais vers les médecins. On sensibilise sur les risques de l’avortement, on conseille de garder l’enfant ou d’aller vers une association de mères célibataires ».
Malgré cela, environ 200 femmes, selon le Pr Chraïbi, se font avorter chaque jour en milieu extra-médical, « chez une cousine, une voisine, une ‘qabla’ (faiseuse d’ange traditionnelle). Tous les moyens sont bons » : « décoctions d’herbes sèches (‘l’hantita’ ou essalmia) ou de grains (l’harmel), plaquette d’aspirine mélangée à du coca », décrit Souad Ettaoussi, du Samu social de Casa. Sans compter les comprimés de permanganate de potassium ou les objets contondants (aiguille à tricoter, broche) introduits dans le vagin, poursuit le Pr Chraïbi : « Tous les jours, à la maternité arrivent des femmes à 4 ou 5 mois de grossesse, la poche des eaux rompue, risquant une infection généralisée. On se trouve acculé à provoquer un avortement pour sauver les patientes ».
40ème jour
Au Maroc, seul est autorisé l’avortement dit « thérapeutique », au nom de la santé de la mère. « Nous sommes en retard sur l’Iran, qui vient de légaliser l’avortement en cas de malformation fœtale », souligne le Pr Chraïbi, lequel souhaite un « assouplissement » de la loi, en cas de malformation fœtale, d’inceste, de viol, mais aussi de vulnérabilité sociale ou psychologique (abandons d’enfants, mères célibataires au ban de la société). Il préconise par ailleurs la mise en place d’un comité d’éthique et de règles bien définies telle que « l’interdiction de dépasser 8 semaines d’aménorrhée soit un mois à demi de grossesse. En Tunisie, qui a libéralisé l’avortement sous Bourguiba, la moitié des cas se font par voie médicamenteuse et dans des centres bien contrôlés, et il y a dix fois moins d’avortements qu’ici ! ».
Le Pr Chraïbi reconnaît sa position « courageuse, mais non risquée ». En fondant l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin, il entend ouvrir le débat et présenter un texte de loi. Il compte sur l’écoute attentive de la ministre de la Santé, Yasmina Baddou, qui a légalisé la pilule du lendemain ce printemps. « Je l’encourage à être la Simone Veil du Maroc », s’enthousiasme le Pr Chraïbi, qui affirme être en contact avec les responsables islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD). « Ces derniers se disent ouverts si l’avortement a lieu avant 8 semaines ».
Il y a débat entre les différentes écoles sunnites de l’islam : selon le rite malékite pratiqué au Maroc, l’insufflation de l’âme du fœtus n’interviendrait qu’au 40ème jour de grossesse. « Ce qui m’étonne, conclut le Pr Chraïbi, c’est le silence des associations féminines sur le sujet ».
Source : Cerise Maréchaud - RFI ( Radio France International )