L’affaire Mourtada divise

16 mars 2008 - 22h46 - Maroc - Ecrit par : L.A

Dimanche 2 mars, Rabat. Il est 9 heures du matin et l’Ecole mohammadia des ingénieurs (EMI) est désertée par ses gardiens habituels. Le temps d’un week-end, les militaires qui encadrent les élèves-ingénieurs ont en effet cédé la place à des “pèlerins” venus des quatre coins du royaume. Ce sont près de 750 ingénieurs qui se
réunissent à l’appel de l’Union nationale des ingénieurs marocains (UNIM). Dans les allées verdoyantes de l’EMI, les participants à ce 6ème congrès national évoluent par petits groupes. Les plus désorientés suivent le parcours fléché, qui les guide vers la salle de conférences. Dans quelques instants, elle sera le théâtre d’un spectacle très attendu, pour lequel tout ce beau monde s’est déplacé : l’élection des dirigeants de l’UNIM. 

Beaucoup n’auraient manqué l’événement pour rien au monde. Et la plupart ont d’ailleurs assisté à la quasi-totalité des débats depuis l’avant-veille au soir. Après treize ans de silence, nos ingénieurs ont décidément envie de faire entendre leur petite musique et ils veulent s’organiser pour peser dans le débat politique.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de politique. Il suffit d’ailleurs de scruter l’assistance pour s’en rendre compte. Ce sont en fait deux clans qui s’affrontent jusque dans les regards, parfaitement silencieux : 200 “combattants du progrès” font face à 150 barbes et quelques voiles. La bataille est équilibrée, mais tout sauf civilisée. Petit aperçu : “On en a marre de vous entendre parler de changement alors que vous êtes au pouvoir, à l’UNIM comme au gouvernement, et que vous vous en mettez plein les poches”, s’égosille un jeune cravaté à la barbe déjà fleurie. Réponse du tribun offensé : “Je gagne 30.000 DH après 35 ans de carrière ! De quoi m’accusez-vous ? Vous, à moins de 30 ans, combien gagnez-vous ?”. Silence gêné et puis, dans un souffle : “15 000 DH”. Des débats houleux, on vous disait…

Réseaux et dissensions

Dans les travées de l’amphithéâtre, les commentaires vont bon train et aucun n’est dénué d’arrière-pensées. “Je ne sais pas ce que veulent les islamistes. Nous sommes des scientifiques. La religion n’a rien à faire ici”, se plaint un ingénieur encarté à l’USFP. Et d’ajouter : “Au lieu de présenter des livres de mécanique ou de génie civil, les militants d’Al Adl Wal Ihsane n’ont avec eux que des ouvrages qui traitent de religion. Comment peut-on former des ingénieurs performants et ouverts sur le monde avec ce genre de démarche ?”.

Depuis le 5ème congrès national, tenu en décembre 1994, le rapport de force entre islamistes et progressistes a bien évolué. Comme il a gagné le reste de la société, l’islamisme n’a pas épargné les écoles d’ingénieurs. L’historien Pierre Vermeren, auteur d’une thèse sur les élites maghrébines, va même plus loin : “Les écoles d’ingénieurs de second rang, peuplées par les éléments des classes moyennes, ont été le premier terreau des mouvements islamistes en milieu universitaire. Elles produisent aujourd’hui une contre-élite politique et sociale qui piétine aux portes du vrai pouvoir”.

Comme en réponse, un sympathisant d’Al Adl wal Ihsane confie son malaise : “Il n’est pas normal que les diplômés d’écoles d’ingénieurs françaises trustent tous les postes, avec la complicité de l’élite francophone socialiste. L’ingénieur marocain est avant tout musulman. D’ailleurs, les valeurs de l’islam sont d’un grand secours pour tous ces ingénieurs qui travailent dur sans espoir de reconnaissance”. Car ce serait le réseautage qui ferait défaut aux ingénieurs diplômés des écoles nationales. À ce niveau, les témoignages abondent et les rancoeurs semblent tenaces : tel cadre du ministère de l’Equipement se souvient des vagues de “nettoyage” qui touchent épisodiquement les “EMIstes”, au profit des diplômés d’écoles d’ingénieurs françaises. Tel autre insiste sur l’absence remarquée, lors de ce 6ème congrès national, des polytechniciens, centraliens et autres pontistes : “Pourquoi ne sont-ils pas là ? C’est qu’ils ont presque tous leurs propres réseaux, ils se font repêcher à tel ou tel poste grâce à leurs connexions”.

Soudain, Amine !

Ce 6ème congrès national a particulièrement mobilisé, et Abdelhamid Amine y est pour beaucoup. Car l’omniprésent vice-président de l’AMDH est aussi l’organisateur de ce conclave d’ingénieurs. En fin stratège, Amine a su capitaliser sur tous les registres : samedi 1er février, devant les portes de l’EMI, avait lieu le sit-in de soutien à Fouad Mourtada. Organisé à l’appel de l’AMDH dans le cadre de la campagne de mobilisation en faveur du “faux prince de Facebook”, ce sit-in est un franc succès. En une demi-heure, ce sont plus de 200 militants qui serrent les rangs en scandant des slogans tous plus évocateurs les uns que les autres : “Non à la justice aux ordres !”, “Liberté pour l’ingénieur Mourtada !”, “Non aux condamnations politiques !”… Avec un Fouad Mourtada diplômé de l’EMI en 2005, l’occasion de faire d’une pierre deux coups était trop belle. Abdelhamid Amine a ainsi battu le rappel de toutes ses troupes, au risque d’entretenir la confusion. Car ce n’est pas la très consensuelle EMI, ni d’ailleurs l’UNIM, qui se mobilisent en faveur de leur “fils” emprisonné. L’initiative d’Amine n’était d’ailleurs pas du goût de tous les congressistes. “Je suis contre la confusion des genres. Nous ne sommes pas ici pour parler d’un cas particulier, mais pour évaluer le rôle de l’ingénieur dans la société”, argumente un syndicaliste de l’UMT.

Jusqu’au prochain congrès, l’UNIM a quatre ans pour faire avancer ses idées. Mais lesquelles ? Car avec une petite quarantaine d’élus pour les progressistes et une grosse trentaine pour les islamistes (sur les 75 représentants élus le 2 mars), la voie est loin d’être tracée. La bataille promet d’être rude et de longue haleine. En attendant, les élèves-ingénieurs ont repris leur paisible routine, encadrés par des militaires très policés, qui regrettent presque que leur école ait, pendant trois jours, focalisé l’attention des médias. Ici, personne ne se souvient plus de rien : loin des malheurs de Fouad Mourtada, les étudiants en uniforme préfèrent garder un silence gêné.

TelQuel - Souleïman Bencheikh

Bladi.net Google News Suivez bladi.net sur Google News

Bladi.net sur WhatsApp Suivez bladi.net sur WhatsApp

Sujets associés : Liberté d’expression - Informatique - Fouad Mortada - Affaire Mourtada - Prison - Facebook

Ces articles devraient vous intéresser :

Maroc : les sorciers font leur révolution

Au Maroc, les marabouts et les sorciers allient tradition et modernité. Facebook, Instagram et d’autres réseaux sociaux sont devenus leur nouvel espace de travail où ils offrent leurs services.

Maroc : Une vague de racisme contre les mariages mixtes ?

Des activistes marocains se sont insurgés ces derniers jours sur les réseaux sociaux contre le fait que de plus en plus de femmes marocaines se marient avec des personnes originaires des pays d’Afrique subsaharienne. Les défenseurs des droits humains...

Office des changes au Maroc : du nouveau pour l’e-commerce

Les jeunes entreprises innovantes en nouvelles technologies ont désormais une dotation commerce électronique plafonnée à un million de dirhams par année civile, selon la version 2024 de l’Instruction générale des opérations de change (IGOC).

Le Magazine Marianne censuré au Maroc

L’hebdomadaire français Marianne (numéro 1407) a été interdit de distribution au Maroc, en raison d’un dessin caricatural jugé offensant pour le prophète Mohammad.

L’actrice marocaine Fadila Benmoussa annoncée morte

Sur la toile, des rumeurs font état du décès de la célèbre actrice marocaine Fadila Benmoussa. Qu’en est-il réellement ?

Contenus choquants en ligne : Le Maroc veut sévir

La prolifération de contenus immoraux, futiles et offensants sur les réseaux sociaux préoccupe la société civile et les acteurs politiques, surtout les députés de l’opposition. Ceux-ci demandent des actions décisives pour lutter contre ce phénomène...

Maroc : Ahmed Assid dénonce la répression des voix d’opposition par l’astuce des mœurs

Dans un podcast, l’universitaire et activiste amazigh Ahmed Assid s’est prononcé sur plusieurs sujets dont la répression des voix contestataires au Maroc, la liberté d’expression ou encore la laïcité.

Des Marocains célèbrent la fin des accords de pêche avec l’Europe

Sur Facebook, de nombreux internautes marocains et des spécialistes des relations maroco-européennes affichent leur satisfaction après la décision de la Cour de justice annulant les accords de pêche entre l’Union européenne (UE) et le Maroc.

Haine envers les Marocains : prison ferme prononcée par la justice

Le parquet de Valence spécialisé dans les délits de haine a requis trois ans de détention contre un homme accusé de diffusion d’informations mensongères sur les réseaux sociaux ciblant les musulmans, notamment Marocains.

Le Maroc teste un système de santé intelligent

Le Maroc prévoit d’installer un « système de santé intelligent » dans les centres de santé des régions de Rabat-Salé-Kénitra (16), Fès-Meknès (15), Beni Mellal-Khénifra (11) et Draâ-Tafilalet (11). Cette première phase du projet devrait nécessiter un...