Il fut un temps où l’on ne parlait que de la fuite des cerveaux. Désormais, on parlera peut-être de leur retour : “86,4% des Marocains installés à l’étranger envisagent de rentrer au Maroc”, révèle une enquête réalisée en ligne par l’association Maroc-Entrepreneurs, qui regroupe 6393 étudiants et jeunes diplômés marocains installés à
l’étranger. Le chiffre, qui confirme le retournement de tendance observé ces dernières années, interpelle surtout les pouvoirs publics sur les moyens de saisir une telle opportunité.
Même si leur nombre n’est pas précisément défini, de plus en plus de jeunes diplômés, ayant fait leurs preuves (et classes) à l’étranger, envisagent de rentrer au bercail pour “créer des entreprises et participer au développement de leur pays”. Et bien qu’animés par “une euphorie patriotique”, nos expatriés savent quand même garder les pieds sur terre. Ils émettent ainsi de sérieuses réserves sur le climat d’investissement dans le pays, plus particulièrement sur l’absence de transparence et le manque de perspectives d’évolution de carrière.
En clair, nous sommes face à une population très ambitieuse, qui attend des signaux forts pour se décider. Ses craintes sont-elles justifiées ? Pour éviter de tirer des conclusions basées sur des préjugés, les enquêteurs ont sondé des Marocains qui sont effectivement revenus au Maroc. “Le but est d’établir une comparaison entre les ambitions de ceux qui veulent partir et les retours d’expérience de ceux qui ont franchi le pas”, explique un membre de l’équipe qui a réalisé l’enquête. Effectuée auprès de 1823 Marocains de l’étranger et 335 “revenants”, cette investigation a été effectuée en ligne du 29 avril au 18 août 2006. Et ses résultats sont plein d’enseignements.
Super job et gros salaire…
Tout d’abord, il faut savoir que cette enquête a porté essentiellement sur les Marocains ayant vécu au Maroc avant de le quitter pour l’étranger. Les enfants issus de la deuxième ou troisième génération d’immigration ne représentent que 10,2% de l’échantillon. Il est donc difficile de déterminer avec précision la position de cette catégorie par rapport au thème du retour. De ce fait, il serait plus juste de recadrer le débat sur le retour dans les termes suivants : “notre matière grise”, partie se former en Europe, veut-elle revenir au Maroc pour y travailler ?
D’après l’étude, la réponse est affirmative. Et “les sondés qui quittent le plus tardivement le Maroc sont ceux qui envisagent le plus d’y revenir”. Le statut professionnel des sondés prouve ce résultat : les étudiants sont les plus enclins au retour (96,6%), suivis des diplômés (80,5%) et enfin de ceux à la recherche d’un emploi (77%).
Autre tendance : les Marocains préfèrent bétonner leur CV en accumulant quelques années d’expérience (généralement entre 2 et 4 ans) dans des entreprises étrangères, avant de se décider à rentrer. Evidemment, cette envie de revenir est beaucoup plus pressante pour ceux qui sont à la recherche d’un emploi. Cela dit, nos jeunes ne partent plus avec l’idée de rester ad vitam aeternam à l’étranger parce que “là-bas, c’est toujours meilleur”. L’enquête révèle un retour de confiance perceptible, qui a besoin d’être confirmé par des initiatives concrètes. Or, le schéma de retour reste très classique : près de la moitié des sondés souhaite s’installer dans la région de Casablanca, suivi de Rabat-salé (23%). Situation à rattacher aux opportunités d’affaires disponibles dans ces régions, comme l’affirme ce sondé : “Quand on veut travailler en entreprise, on est pratiquement obligé d’aller à Casablanca, même si on n’a pas envie de vivre dans cette ville”.
Des entrepreneurs en puissance
En fait, ont-ils vraiment le choix ? 64,1% des enquêtés sont attirés par le secteur privé. Et le privé, c’est à Casablanca que ça se passe : les gros salaires, la belle vie, les métiers innovants… Il ne faut pas compter sur nos MRE pour bousculer la concentration de l’économie dans cet axe. La plupart sont attirés par les nouvelles technologies et la finance, des métiers “in” qui, en toute logique, ne s’exercent ni à Jerada ni à Sebt Gzoula. En somme, nos MRE voient grand. Tellement grand que 54,24% d’entre eux veulent créer leurs propres entreprises, avec un penchant avéré pour le poste de directeur général. L’entreprenariat est fortement envisagé parce qu’il représente une alternative aux défaillances du monde des affaires au Maroc. 83% des sondés (entre 36 et 40 ans) jugent le milieu professionnel peu épanouissant. Les témoignages vont de l’absence d’estime (“Ce serait bien si les recruteurs traitent avec un peu de respect les candidatures des jeunes diplômés, ne serait-ce qu’en leur adressant des réponses négatives”, juge un sondé) au clientélisme, comme le regrette un étudiant en France : “Il n’y a pas de méritocratie dans les grandes entreprises marocaines. On adopte un comportement différent avec les collègues selon leur piston, leur classe sociale ou leur origine”. Sans oublier la discrimination salariale qui frappe les jeunes diplômés, comme le confirme ce jeune commercial vivant en France : “Après mes études, je suis rentré à Casablanca et pour un bac+5, on m’a proposé 5000 DH pour un poste certes très intéressant. Je n’exclue pas l’idée d’un retour à nouveau, mais pas dans de telles conditions”.
Pour ceux qui veulent rentrer pour “construire leur pays”, ce manque de considération est dur à accepter. “Les MRE sont l’avenir du Maroc. Leurs transferts représentent 10% du PIB. Et ils sont très attachés au pays. Pourquoi pas un code d’investissement rien que pour eux ?”, propose Mohamed Khachani, président de l’Association marocaine d’études et de recherches sur les migrations.
Revenir ? Bien des obstacles bloquent cette envie. Un chercheur installé en France depuis plus de dix ans livre ses impressions : “Si je rentre au Maroc, c’est pour créer mon entreprise. Malheureusement, les conditions actuelles ne sont pas favorables. Le plus grand obstacle n’est autre que le phénomène de la corruption”.
Haro sur le climat des affaires
Les gardiens du temple de l’investissement au Maroc fulminent en entendant ces témoignages. “Les gens viennent avec l’idée qu’il est possible de faire n’importe quoi et n’importe comment au Maroc”, modère le directeur d’un centre régional d’investissement. “Ce n’est pas parce qu’on est MRE qu’on est un bon investisseur, poursuit-il. C’est vrai qu’il y a encore des blocages, mais il faut reconnaître l’effort de simplification des procédures !”.
Certes, en matière administrative pour la création d’entreprise, le Maroc a réalisé des prouesses. Mais le milieu des affaires traîne toujours une image négative. Les MRE déjà rentrés au Maroc confirment justement les craintes de leurs compatriotes qui n’ont pas franchi le cap, comme en témoigne cette jeune marocaine revenue au pays après deux ans passés en France et qui exerce actuellement une fonction RH dans le secteur public. Son salaire, explique l’étude, est passé de 30 000 à 10 000 DH. Pourtant, elle est surtout choquée par les mentalités : “On ne peut pas parler d’Etat de droit au Maroc, vu la flambée de la corruption, du clientélisme et du favoritisme. Les recrutements se font à la tête du client et sans transparence. Le Maroc bouge, mais très lentement. Si on ne change pas les mentalités, on n’évoluera jamais”.
À voir l’unanimité qui entoure la défaillance du milieu professionnel, on serait tenté de dire que le bilan du retour est définitivement négatif. Il n’en est rien. 62% des MRE qui sont rentrés se déclarent satisfaits ou assez satisfaits de leur retour. En fait, cette satisfaction est due à un autre facteur : la proximité de la famille. Mine de rien, c’est ce facteur qui vient en tête des raisons du retour. En décidant de rentrer, nos expatriés répondent d’abord à l’appel du coeur. Suivre son conjoint, élever ses enfants dans son pays ou revenir parce qu’un parent est tombé malade… sont les raisons majeures qui les poussent à revenir. Autre constat, le sentiment de satisfaction diffère selon le sexe. Et ce n’est pas une surprise. Les femmes sont moins satisfaites que les hommes pour des raisons évidentes de discrimination sociale, comme le révèle ce témoignage. “Le Maroc est en pleine évolution économique et culturelle. Mais les mentalités ont du mal à évoluer. Une femme célibataire de plus de 30 ans doit être prête à se battre deux fois plus que les couples qui retournent au Maroc”.
Trop de décalages
D’une façon générale, Les MRE encaissent de plein fouet le décalage entre les contextes occidental et marocain. Ils se plaignent ainsi du manque de propreté des espaces publics, du non-respect du code de la route, du manque de civisme. Beaucoup regrettent aussi le poids du jugement de la société dans “un pays tiraillé entre conservatisme et modernité”. Mais de là à parler de “clash social”, il y a un pas que peu franchissent, certainement parce que beaucoup ont déjà vécu au Maroc avant leur départ à l’étranger. Ce qui n’est pas le cas des “deuxième et troisième génération”, pour qui le décalage social est le principal frein au “retour”. “Nous sommes restés dans le Maroc de nos parents, un Maroc conservateur où on ne mange pas de porc, on ne boit pas d’alcool et où les filles sont astreintes à un minimum de pudeur. Quand je suis rentré au bled, j’étais choqué de découvrir que tout ce qu’on nous a interdit en France est toléré ici”, affirme Noureddine, qui est né et qui a grandi en France (témoignage recueilli par TelQuel et non par les initiateurs de l’enquête).
Ces multiples appréhensions renforcent souvent l’idée de repartir à nouveau. L’enquête révèle que 16,7% des MRE déjà installés envisagent de rebrousser chemin et que 53,8% d’entre eux n’écartent pas cette possibilité.
Insaisissables, les MRE ? Pas exactement. On est plutôt en présence d’une catégorie de jeunes qui croit en l’initiative privée, qui n’appréhende pas la mobilité et qui cherchera donc toujours à aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs. Bref, une population pour laquelle rien n’est définitif. C’est ce que le spécialiste Mohamed Khachani appelle “la migration circulatoire”, un concept officialisant les allers-retours entre les pays d’accueil et les pays d’origine. Qu’en pense un certain Nicolas Sarkozy ?
Retour : mode d’emploi
Dans le cadre de l’enquête, les sondeurs ont recueilli les impressions de MRE rentrés au Maroc, pour en confectionner un ensemble de conseils adressés aux candidats au retour. D’abord, la décision du retour doit être un choix personnel, et non le résultat d’une pression familiale ou une sorte de plan B. “Les difficultés sont réelles et il faut être déterminé dans son choix pour les surmonter”, argumente le document. Ensuite, ledit retour doit être préparé tant au niveau psychologique qu’intellectuel. Car il s’agit de s’adapter à une réalité, à des contraintes et à un contexte différents.
Troisième conseil : ne pas attendre le retour au Maroc pour chercher un emploi ou même négocier son salaire. Car “la pire chose qui puisse arriver est de se retrouver désoeuvré et de se laisser aller à une nostalgie empreinte d’un dénigrement du présent”.
Il faut également éviter de comparer sa situation à l’étranger et celle où l’on se trouve au Maroc. Le mieux est de passer à l’adaptation qui dure entre six mois et deux ans. Enfin, il est préférable de se donner le temps avant d’envisager un éventuel nouveau départ, parce qu’il y a toujours des perspectives d’évolution au Maroc, comme le signale un MRE revenu au pays : “On voit de nouveaux projets se concrétiser, des dirigeants jeunes et instruits. Tout cela donne de l’espoir”.
Initiative : vite, un recensement…
Évoquer les possibilités de retour alors que l’information sur les opportunités au Maroc n’existe pas, c’est en quelque sorte mettre la charrue avant les bœufs. Pour attirer les MRE, l’enquête propose une panoplie d’actions dont la première est la création d’un annuaire, une sorte de banque de compétences dans laquelle les entreprises marocaines pourront puiser. Il existe quelque 30 000 étudiants marocains rien qu’en France. Mais quel est leur profil ? Personne ne le sait. Les consulats sont les plus habilités et les plus outillés pour effectuer un recensement dans ce sens. La Tunisie l’a fait. Pourquoi pas le Maroc ?
La question renvoie en fait à l’organisation (ou désorganisation) institutionnelle chargée des MRE. Entre le département de Nezha Chekrouni, la Fondation Hassan II et la Fondation Mohammed V pour la solidarité, différentes institutions se “partagent le morceau”, empêchant l’établissement d’une stratégie claire et efficacement ciblée. “Les transferts des MRE sont la première source de devises pour le Maroc.
Normalement, ils doivent avoir un méga-ministère rien que pour eux”, propose le chercheur Mohamed Khachani. En attendant, ils n’ont même pas le droit de voter aux prochaines législatives.
TelQuel - Nadia Lamlili