Voyage au cœur de l’univers des enfants des rues

17 janvier 2007 - 21h34 - Maroc - Ecrit par : L.A

Driss n’est qu’un cas parmi des milliers. Ils sont seuls, en bandes, livrés à des gangs. Les enfants des rues se droguent à tout : sniffent de la colle, prennent du « Karkoubi », inventent leurs propres hallucinogènes. Ils sont agressés de partout, violés par des membres de leurs bandes, sous-nourris, exploités par des trafiquants de drogues à la petite semaine. Ils sont surtout les victimes de pédophiles qui les maltraitent et les asservissent moyennant quelque sou.

Presque personne ne s’en sort, sauf miracle. La majorité finit plongée dans la toxicomanie ou prend un coin de cellule à Oukacha. Ils sont récidivistes. Ils sont en colère. Ils en veulent à l’Etat, à la société, à leurs familles, à la rue, à vous et moi. Avant qu’ils ne se transforment en Baby Killers, il faudra agir. Déjà de larges campagnes d’embrigadement et de radicalisation religieux ont été lancées. Le gouvernement, la société civile, la société tout court, tout le monde est responsable. Autrement, cette véritable bombe à retardement fera des dégâts sans précédents.

Driss, un maigre mais beau garçon, accoutré d’une culotte et d’une chemise usées qui sont un peu trop grandes pour lui, a l’air d’avoir dix ans, mais il en a au moins quinze en réalité. Les trottoirs devant un grand magasin du boulevard Mohamed V, le centre de Casablanca, constituent son domaine principal de survie, plus exactement celui de son petit groupe de gamins des rues. C’est là où, de préférence, il se débrouille pour survivre. Une bonne douche lui ferait du bien. Mais sa douche à lui, c’est l’eau de mer. Et il ne peut s’en servir qu’en été, lorsque la mer devient chaude. En d’autres saisons, peu lui importe l’hygiène du corps. Ses problèmes les plus importants sont alors le froid, la faim, la soif, un abri, la peur des rafles... La plaie qu’il porte à une cheville a toutes les chances de s’aggraver davantage dans quelques jours faute de soins. Mais Driss n’est pas toujours triste. Contre l’angoisse et la tristesse, il a ses copains et ses copines, mieux encore, son sac en plastique contenant de la colle, qui libère assez de vapeurs de dissolvants enivrants pouvant momentanément lui changer la vie. En cas de besoin, il lui suffit de plaquer l’ouverture du sac sur le nez pour se trouver dans un monde imaginaire de bonheur, loin de son environnement réel et infernal. Depuis quelques années, sa mère et sa sœur vivent du métier le plus vieux du monde. En fait, c’est la seule chose qu’il leur reste à faire dans leur condition d’exclues sociales, parce que c’est le plus facile des métiers, bien que ce soit aussi le plus dangereux, comme chacun le sait.

« Dans la médina, tu peux crever comme un chien pour un bout de pain. Réveille-toi, mon frère, je ne vais pas compter sur ma mère ». Il n’en veut pas à sa mère, mais c’est tout comme. Des sentiments mélangés. La confusion des genres. Aimer, haïr ? Driss passe d’un état à l’autre en une fraction de seconde.

Il y a trois ans, Driss devait, à son tour, quitter la maison, un taudis situé dans l’une des ruelles de l’ancienne médina pas loin du port pour se débrouiller et survivre dans la rue. Il n’avait que cinq ans lorsque Ahmed, son père, alors chauffeur de bus, avait été licencié pour faillite et n’arrivait plus à trouver un autre travail. Il était battu par ce même père alcoolique et une mère dépressive.

Des liens familiaux douloureux

« Mon père buvait et frappait tout le monde. Ma mère est sortie dans la rue. Et ma sœur l’a suivie ». Sec. Tranchant. Sans état d’âme. Driss à la haine, la rage, la colère. Et il dit attendre le moment d’en découdre avec quelqu’un. Peut-être bien tout à l’heure au port. Tous les prétextes sont bons pour se faire mal.

N’ayant eu ni une éducation suffisante ni une véritable formation professionnelle parce que sa famille à lui était déjà pauvre, il ne pouvait rien entreprendre seul pour nourrir sa femme et ses enfants. Après son licenciement, les premiers temps, il s’était d’abord livré par désespoir au milieu des trafiquants de tout genre pour s’en sortir. Mais, humilié par la pauvreté et fatigué de bricoler pour survivre au moyen de petits boulots occasionnels par lesquels il se faisait abusivement exploiter, il était devenu, à la longue, une éponge à alcool. Puis il y avait définitivement troqué sa volonté de se battre pour une vie « normale » contre les faux paradis de la mort sociale, puis de la mort tout court à un terme pas très lointain, et assurée par le plaisir des drogues. Il n’avait plus alors aucun intérêt pour personne. Il avait fini par disparaître, et cela, depuis plusieurs années. Est-il toujours vivant quelque part ? Dans une autre ville ? à l’étranger ? En prison ? Est-il mort ? Nul ne sait.

Malgré tout, il n’a jamais oublié son père ni cessé d’aimer l’image formidable, selon lui, qu’il en a gardée. Son père lui manque cruellement. Alors il n’hésite pas d’idéaliser ses qualités personnelles devant ses copains chaque fois qu’il le peut et de fabuler sur ses talents et ses manières « uniques » de conduire un bus, qu’il raconte comme des exploits.

La mère fait le tapin

L’existence de Zahra, sa mère, d’origine pauvre, elle aussi, et qui a encore moins d’éducation, lui est précieuse. Driss lui rend encore de rares visites qui réveillent en lui à la fois l’amour filial et le sentiment d’échec familial et social. Naturellement belle, elle survit, vaille que vaille, de petits boulots, source d’un peu de dignité, comme celui de la plonge, quand elle en trouve dans des restaurants de basse catégorie dans la médina là où l’on vend du poisson ou alors on prépare des crêpes, de la « Harcha » et des plats très bons marchés pour désoeuvrés et désargentés. Mais Driss ne pouvait pas s’entendre avec Zahra.

Elle le battait fréquemment parce qu’il avait horreur de voir d’autres hommes venir prendre la place du père, l’instant d’un après-midi ou d’un soir, contre un peu d’argent, souvent sous ses yeux, puisqu’ils n’ont, tous les deux, dans leur bicoque, qu’une seule pièce qui sert à tout. Pourtant, tout n’était pas simple pour Zahra. Elle était encore un peu jeune et suffisamment séduisante. Ces visites mercantiles qui dégoûtent tant son fils mais qui étaient pour elle de véritables occasions de suspendre sa solitude affective et d’espérer faire la rencontre d’un prince riche et charmant avec qui elle pourrait faire le restant de sa vie, étaient toujours traversées par de soudains éclairs moraux, source d’un insupportable mépris d’elle-même. C’était à la fois des moments de joie et de confusion sentimentale où le sacrifice volontaire de sa dignité sur l’autel de la pauvreté était un drame douloureux auquel elle ne pouvait jamais s’habituer. Ce qui expliquait sans doute les violences qu’elle exerçait sur son fils et, avant lui, sur ses filles, qui avaient disparu du domicile. Mais que faire ? Seule, sans ressources et sans protection sociale, Zahra dépendait de l’argent de ces visites.

Cette petite histoire de Driss est des moins dramatiques parmi celles des enfants et des familles définitivement pris au piège infernal de l’exclusion sociale. Des enfants comme Driss, qui sont livrés à eux-mêmes, se comptent par centaines, par milliers, dans les rues, non seulement à Casablanca mais aussi dans toutes les grandes villes du Maroc. à n’en pas douter, ce problème est devenu mondial. à l’heure actuelle, personne ne connaît leur nombre exact dans aucune ville. Néanmoins, en 1986, le Département du Conseil économique et social des Nations-Unies estimait le nombre des enfants des rues entre 30 et 170 millions dans le monde. Childhope les estimait à 100 millions en 1988 et en 1994-1995, les organisations internationales concernées (BIT, OMS, ONU, Unicef) évaluaient leur nombre entre 100 et 130 millions dans le monde, dont 40 millions en Amérique latine, 5 millions en Afrique et 70 millions en Asie et le reste dans d’autres pays.

La Gazette du Maroc - Abdelhak Najib

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Sujets associés : Famille - Pauvreté - Enfant - Kafala

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