Avec le port de Tanger Med, le Maroc devrait tirer profit de la crise sécuritaire en mer Rouge, qui a réduit de près de moitié le trafic du canal de Suez, portant de graves préjudices aux ports européens.
Elles portent de larges chapeaux à pompons multicolores et des robes superposées roses, rouges ou vert pâle. Un enfant dans le dos, elles marchent sur la route escarpée qui longe la mer. Une route splendide, aux allures de corniche monégasque. Ces femmes sont descendues de la montagne pour vendre leurs fromages, parfois aussi une ou deux poules.
Encore quelques kilomètres, et, sitôt franchi le village de Ksar Seghir, on passera du Moyen Age au XXIe siècle. Là-bas, au plus près de l’Europe - la ville espagnole de Tarifa et le rocher de Gibraltar, clairement visibles, ne sont distants que de 14 kilomètres -, s’achève la construction du nouveau port de Tanger. Le chantier du siècle pour le Maroc, l’un de ses douze travaux d’Hercule. Et ce n’est qu’un début...
Tanger la mal-aimée prend sa revanche. Mythique au début du XXe siècle, à l’époque de son statut international, la ville était tombée en désuétude sous Hassan II. L’ancien roi se méfiait d’elle et de la région nord depuis la rébellion du Rif, en 1959. La voilà remise à l’honneur. Mohammed VI, l’actuel souverain, est aux petits soins pour elle.
La pauvreté n’a pas disparu, mais Tanger, cette main tendue vers l’Europe, à cheval sur la Méditerranée et l’océan Atlantique, s’est métamorphosée. On a abattu des murs, créé des espaces verts, rasé les bicoques qui encombraient le front de mer, installé des poubelles et des lampadaires, blanchi, récuré... A partir de septembre, les eaux usées cesseront d’être déversées dans la baie pour être évacuées à trois kilomètres de là, en pleine mer, après avoir été traitées. Une révolution. "C’est ça, notre plus grand succès", dit le maire, Derhem Dahman.
L’autre grande fierté de la capitale du nord, aujourd’hui forte d’un million d’habitants, serait de remporter, en novembre, l’organisation de l’Exposition internationale de 2012. La compétition est rude face à Wroclaw (Pologne) et Yeosu (Corée du Sud), mais Tanger a ses chances. "Ce serait un formidable accélérateur de développement pour la région !" souligne-t-on à la wilaya (préfecture). Tout le monde croise les doigts. "Tanger Expo 2012" est devenue cause nationale, presque autant que le Sahara. Même une entreprise privée comme La Vache qui rit y va de son panneau de soutien, à la sortie de la ville.
Si les jeunes rêvent toujours de partir vers d’autres cieux pour y trouver un travail et un salaire décents, le désespoir semble moins grand. Rabat n’a pas lésiné pour faire de Tanger un pôle d’attraction. Entre le début des années 2000 et maintenant, le budget de la ville a été multiplié par huit. Volonté royale.
Le wali, Mohammed Hassad, un polytechnicien réputé pour son efficacité, a reçu carte blanche à son arrivée ici, il y a deux ans. Sa mission est de désenclaver Tanger et d’en faire une plate-forme pour le développement économique de la région nord, l’une des plus pauvres du royaume. Port de plaisance, hôtels, golfs... Les projets sont innombrables, au point d’inquiéter les Tangérois de souche. "Le tourisme de masse ? Pourvu qu’on nous épargne cette monoculture !" supplie Yto Barrada, la jeune directrice de la cinémathèque de Tanger, qui s’inquiète de voir la culture tenue pour secondaire au Maroc.
Opérationnelle depuis 2001, Tanger Free Zone (la première et unique zone franche du Maroc) a déjà attiré 250 sociétés étrangères et permis la création de 28 000 emplois directs. Une deuxième zone franche s’ouvrira bientôt, à proximité immédiate du nouveau port. Tanger, comme tout le nord du royaume, mise sur ses deux atouts : sa proximité immédiate avec l’Europe et sa main-d’oeuvre bon marché. Le smic n’est qu’à 200 euros. Mais comment vivre avec un tel salaire ?
De ses huit frères, Abdul, 28 ans, est le seul à avoir trouvé un emploi permanent et déclaré. Il travaille chez un restaurateur français arrivé ici par hasard, il y a quatre ans, et qui est resté, séduit comme tant d’autres par la magie du lieu. Car Tanger garde son pouvoir de séduction. "On y vient pour 48 heures et on y reste 48 ans !" comme le résume l’écrivain Lotfi Akalay.
Abdul ne souhaite pas quitter Tanger. "Si je vais un jour en France, ce sera en touriste", dit-il en souriant. Son frère aîné a réussi à entrer clandestinement en Espagne. Les autres sont restés au Maroc, faute de mieux. En bons Tangérois, ils ont l’oeil rivé non vers Rabat ou Marrakech, "trop loin" disent-ils, mais vers l’Europe. Tous travaillent au noir, comme plombier, électricien, ou guide occasionnel, pour quelque 1 500 dirhams mensuels (150 euros). "Notre problème, c’est le logement. Tant qu’on n’en a pas, on ne peut pas se marier, or le moindre appartement coûte ici dans les 1 500 dirhams par mois", se désole Abdul.
Le prix de l’habitat explose à Tanger, au fur et à mesure que la ville sort de l’oubli. La casbah, l’une des plus belles du Maroc, est très prisée des étrangers. On lui trouve l’authenticité qu’a perdue Marrakech. Les Français s’y bousculent pour acheter, de plus en plus cher, des ryads. Ils en font leur résidence secondaire ou des maisons d’hôte. Bernard-Henri Lévy - à qui certains reprochent d’avoir fait faire des travaux dans sa maison, qui bouchent partiellement la vue sur la mer -, Yves Saint Laurent, Pierre Bergé, ou encore le chanteur Renaud font partie de ces nouveaux Tangérois.
En investissant les lieux, ces étrangers sauvent-ils la casbah ou la vident-ils de son âme ? "Sans eux, notre patrimoine aurait déjà disparu, notre vie culturelle aussi", répond, catégorique, Abdeslam, un Tangérois aux allures de seigneur, qui habite l’une des plus belles maisons de la vieille ville.
A la périphérie de Tanger, pendant ce temps, on manie la truelle, non pas pour retaper de sublimes palais, mais pour ériger des habitations sauvages. Fouad, 50 ans, djellaba et bonnet blancs, vit à Haoumat Chouk, l’un des quartiers les moins sûrs de Tanger, où s’entassent 6 000 personnes. Les islamistes et les trafiquants de tous ordres y sont nombreux. Ce père de quatre enfants tient une petite épicerie. Sa baraque, il en est fier. Il l’a construite de ses mains. Sans permis, bien entendu. Tous les deux ou trois ans, il s’offre un étage supplémentaire. Pas question de le transférer dans l’un des nombreux logements sociaux en cours de construction à Tanger. "Ici, au moins, je suis chez moi", assène-t-il.
Plutôt que de procéder à la destruction de ce quartier et d’entrer en guerre avec ses habitants, le maire et le wali ont décidé de l’aménager, avec l’aide d’une architecte, Hanae Bekkari. Mais, à peine l’opération terminée, d’autres cités sauvages auront surgi, ici et là. Tanger n’a pas fini d’affronter ce qui est devenu son souci principal : l’exode rural.
Ils arrivent par milliers, chaque année, des quatre coins du pays, s’agglutinant aux portes de la ville, en quête d’un eldorado. Parmi eux, des Subsahariens bien sûr, mais surtout des Marocains. Le Nord les attire, comme un aimant. L’Europe n’est pas seule à devoir faire face à ce problème grandissant. Tanger en sait quelque chose...
Le Monde - Florence Beaugé
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