Une cinquantaine d’individus ont été arrêtés mercredi au Maroc lors d’une importante opération visant des membres présumés de groupes djihadistes.
Tout près de chez vous s′étend, sur 10 kilomètres carrés, un épouvantable ghetto. C′est de là que sont partis la plupart des kamikazes du 16 mai. Que s′y passe-t-il ? Nous y sommes allés. Et nous en sommes revenus, particulièrement effrayés. Lisez, et vous comprendrez pourquoi des attentats terroristes pourraient bien se reproduire, dans pas longtemps...
La misère est le terreau de l′extrémisme, bla bla bla... Les jeunes chômeurs désœuvrés se tournent vers les barbus, bla bla bla... Quand on manque de tout, on se réfugie dans l′islam, bla bla bla, bla bla bla, bla bla bla... Ce discours, on l′entend partout, depuis des décennies. Il n′a pas empêché la montée de l′islamisme radical à travers la planète, il n′a pas empêché 12 jeunes du ghetto de Sidi Moumen de se faire exploser au centre-ville de Casa, tuant 31 innocents dans leur sillage. Il est peut-être temps de regarder nos banlieues de plus près - Sidi Moumen, dans le cas présent - d′essayer de comprendre ce qui s′y passe en profondeur, d′identifier les problèmes précis dont souffrent ses habitants et, enfin, d′ouvrir la voie à un commencement de solution - si Dieu le veut, et c′est loin d′être de l′ironie.
"La misère" ? Franchement, il y a pire. Sidi Moumen n′est pas fait que de bidonvilles. Il y a des maisons en dur, des avenues goudronnées, des écoles, etc. Toutes choses qui n′existent pas dans les campagnes, par exemple. Si vous voulez vraiment contempler la misère, allez en milieu rural - n′importe où au Maroc. Vous la verrez, la misère, la vraie. Et vous ne verrez pas l′ombre d′un barbu, ni d′un flic, à plusieurs kilomètres à la ronde. Voilà déjà un lieu commun de flingué. Ça fait du bien... Alors, si ce n′est pas la misère, à Sidi Moumen, qu′est-ce ? Petit tour d′horizon, loin d′être exhaustif.
Des conditions de vie effrayantes
La surpopulation, d′abord : 170.000 habitants, formant 30.000 familles, le tout sur 10 km2, soit 3000 familles et 17.000 personnes au km2. Ce sont là des chiffres officiels, délivrés par la commune de Sidi Moumen. Vu le peu de contrôle des communes en général et de celle-là en particulier sur la prolifération des logements clandestins, on peut raisonnablement penser que la densité réelle est plus élevée. 2 fois, 3 fois plus ? Ne tentons même pas le calcul, tellement il serait effrayant. Concrètement, tous ces êtres humains entassés les uns sur les autres, ce sont des pères et mères, frères et sœurs, gendres et brus, etc. On pourrait multiplier les thèses sur les conséquences, notamment psychologiques, d′une telle situation. Retenons-en une : la promiscuité sexuelle. Il serait intéressant de connaître le taux d′inceste de Sidi Moumen.
On continue ? Allons-y. La santé et l′hygiène : Témoignage de Saïd(*) : "le dispensaire le plus proche est à 7 km de chez moi. Quand j’étais petit, ils nous donnaient les comprimés gratuitement. Plus maintenant. Le médecin arrive à 11 h. Il faut payer, pour le voir d’urgence. Il faut corrompre". Et des urgences médicales, à Sidi Moumen, il y en a 13.000 à la douzaine. Les maladies respiratoires sont le lot commun des autochtones. Pas de routes goudronnées (les avenues sont centrales - d′ailleurs, on vient de doubler la largeur de la plus centrale, à l′occasion de la visite spéciale de Sa Majesté) signifie donc des pistes poussiéreuses. Le problème, avec la poussière, c′est que le moindre coup de vent vous en fait avaler par kilos. Driss Ksikès et votre serviteur, qui nous sommes rendus sur les lieux, nous sommes longuement douchés sitôt de retour chez nous - c′est-à-dire dans le Maroc "en voie de développement" que vous connaissez, chers lecteurs (dans l′autre, notamment à Sidi Moumen, les habitants rêvent de douches tout le temps. Mais faute d′eau...). Driss et moi, notre descente dans l′enfer achevée, avions de la poussière jusqu′à la racine des cheveux. Parler, sur toute la route du retour, s′est révélé un amusant exercice : nos dents crissaient. Imaginez 170.000 personnes vivant là-dedans en permanence... Le moindre des problèmes causé par la poussière, c′est... la propreté de la lessive. Les ménagères de Sidi Moumen se sont, depuis longtemps, résignées à la refaire plusieurs fois par jour, s′agissant bien entendu des mêmes vêtements. Quant il pleut, c′est pire : n′ayant nulle part ailleurs que la rue pour étendre le linge, c′est simple, les habits restent mouillés jusqu′à ce que le soleil revienne. Autrement dit, au début de chaque hiver, les habitants de Sidi Moumen se font à l′idée qu′ils resteront sales pendant 3 ou 4 mois, parce qu′ils n′ont pas le choix. L′électricité ? La plupart des familles ont de la chance : grâce à de petits pécules qu′elles ont pu amasser, elles ont dealé elles-même avec la Lydec (compagnie d′assainissement de Casablanca) pour installer des compteurs individuels. Les logements étant presque tous clandestins, bonjour le casse-tête juridique ! L′eau ? c′est beaucoup plus compliqué. Il faut installer tout un matériel de plomberie, et encore faut-il qu′il y ait des égouts, au préalable. Dans l′écrasante majorité des cas, il n′y en a pas. Tarik, 22 ans, habite dans un immeuble de deux étages qui appartient à l′Etat. Un privilégié, quoi. Mais pas d′égouts pour autant. Il y a bien des toilettes, chez lui et chez ses voisins, mais leur contenu aboutit dans une fosse septique que les habitants ont creusée eux-mêmes. La Lydec, d′après Tarik, vient pomper la fosse "tous les un ou deux mois". En attendant, évidemment, elle déborde. Un de voisins de Tarik, heureux propriétaire d′une vieille 4L, doit marcher tous les jours dans une mare nauséabonde avant de sortir sa voiture du garage. L′eau, donc, est présente à domicile chez une toute petite minorité d′habitants de Sidi Moumen. Pour le fun, un caïd dont dépendait le bidonville de Karian Toma ("Carrières Thomas", à l′origine) a estimé nécessaire de détruire une fontaine publique (âouina) qui se trouvait à proximité d′un heureux privilégié qui s′était débrouillé pour avoir l′eau courante chez lui. Tous ses voisins, depuis, sont obligés de marcher plus loin pour arriver à une autre âouina. Les âouinate sont le lot commun des habitants de Sidi Moumen. Théoriquement, leurs robinets déversent de l′eau courante 24h sur 24. En pratique, l′eau commence à se raréfier, voire s′interrompt définitivement, entre 16 et 18h. Il faut attendre le lendemain, à 4 heures du matin, pour que le débit redevienne normal. Passons sur les techniques compliquées de rationnement, imaginées par les habitants. Un bidon (bidouza) pour la lessive, un autre pour la cuisine, un troisième, éventuellement, pour boire, etc.
Terminons (sinon, ces 5 pages seraient nettement insuffisantes) sur l′insécurité : elle est, bien entendu, énorme. Le jour, c′est l′enfer. Les filles se font lapider si elles ne portent pas de foulard. Pas nécessairement par les barbus, d′ailleurs. D′abord par les enfants, en fait. Culture de ghetto... Du coup, seules quelques (très) rares courageuses sortent de chez elles cheveux au vent. La nuit, c′est la jungle. Les rues deviennent le royaume des soûlards et autres drogués. En manque, ils sont capables d′attaquer leur voisin de palier à l′arme blanche pour se procurer les quelques dirhams nécessaires pour acheter leur énième bouteille de gros rouge.
Des jeunes blasés à force de désespoir
Un petit coup de bla bla sur le chômage et le désœuvrement des jeunes ? On va vous l′épargner. Parce qu′il faut commencer par le commencement. Avant d′être jeunes, ils étaient des enfants. Non scolarisés ? Si, justement - et c′est pire que s′ils ne l′avaient pas été. Chers lecteurs du centre-ville de Casa, sachez que ce que vous voyez sur TPS concernant les lycées "de banlieue" européens, n′est qu′une aimable plaisanterie à côté de ce qui se passe à quelques kilomètres de chez vous. Il y a quelques années, les élèves arrivaient très souvent à l′école mqarqbin (sous psychotropes). Les couteaux ? Ils sont nettement plus nombreux que les stylos, dans les cartables. Aucune fouille à l′entrée du collège, évidemment. Selon Rachid, "les profs ont intérêt à être du quartier. Sinon, ils ne seront jamais tranquilles. La moindre des choses pour cet Etat qui prétend nous aider, ce serait d′installer systématiquement un flic et deux mokhaznis à l′entrée de chaque école". Lesdits profs, toujours selon Rachid "reportent tous leurs problèmes personnels (salaire miséreux, peur, problèmes conjugaux, etc.) sur nous". Bonjour la pédagogie ! Brahim Gharfi, 30 ans, qui a quitté l′école à 12 ans (lire son portrait, page 31) raconte : "quand je ne comprenais pas quelque chose, je levais la main pour demander au prof de m′expliquer. Sa réponse, mécanique, était toujours : "dehors !". Au bout de 40 fois, j′en ai eu marre, et j′ai décidé de ne plus remettre les pieds à l′école. La plupart des jeunes d′ici sont dans mon cas". Quant à ceux qui restent, nous en avons rencontré une petite quinzaine, joyeusement agglutinés dans un jardin riquiqui près du lycée Mohammed VI de Sidi Moumen. Farid, 16 ans : "les problèmes ? Bon, on est 40 par classe, mais ça, c′est normal. Voyons... par quoi je vais commencer ? Ah les toilettes, tiens ! (ses camarades pouffent). Il y en a, mais il faudrait voir leur état... C′est simple, la chasse n′a pas été tirée depuis l′année dernière, puisqu′il ′y a plus d′eau depuis l′année dernière. On avait fait grève, d′ailleurs, à l′époque. L′administration avait fait appel aux forces auxiliaires, qui nous avaient méchamment dispersés. Il n′y a toujours pas d′eau aujourd′hui. Les profs, par contre, ont leurs propres toilettes, qui fonctionnent bien. Sauf que la porte est fermée à clef et que seul le surveillant peut leur ouvrir. Nous, il nous a chassés tellement de fois qu′on n′essaie plus, depuis au moins 6 mois". Comment font-ils, en cas d′envie pressante ? Réponse de Farid, suivie d′un éclat de rire général de ses camarades : "on explose, comme les kamikazes".
Ces enfants, donc, qu′ils aient goûté aux joies de l′enseignement public ou qu′ils l′aient déserté précocement, deviennent, quelques années plus tard "des jeunes". chômeurs et désœuvrés, comme le veut le fameux bla bla. Que font-ils, toute la journée ? Fumer des joints, pour la plupart. Le haschich (contrairement à vous autres zéro et quelques pour cent des Marocains fumeurs qui lisez ce magazine) ne les rend pas du tout joyeux. Il ne fait qu′accentuer la déprime qui les hante depuis leur naissance. Les psychotropes (fanid, ou "bonbons"), il n′en circule presque pas à Sidi Moumen. Parce que c′est cher alors que le hasch est nettement plus abordable, mais surtout parce que ses effets sont trop désastreux pour être supportables par la collectivité. Les mqarqbin se tailladent les bras, donnent des coups de rasoir à tous ceux qui passent... Ce sont les familles qui ont décidé, un jour, de virer les dealers de bonbons. Depuis, il n′y en a plus. Pour le hasch, bien sûr, ce n′est pas la même chose : en vendre est souvent le seul moyen que trouvent les jeunes pour se payer quelques tournois de billard (2 DH la partie - et encore, c′est cher) ou pour boire ces fameux noss-noss (moitié lait, moitié café) qui durent une matinée ou un après-midi.
Des loisirs ? Outre le billard et les cafés, il n′y en a aucun. La Dar achabab (maison de jeunes) du coin est théoriquement ouverte, et concrètement fermée. En tout cas, nous y étions à 15h30, un lundi, et la porte était hermétiquement close. Reste le foot, comme dans les favelas brésiliennes. Des Ronaldo potentiels, il y en a des centaines à Sidi Moumen. Un club local, baptisé Al âssifa (la tempête) avait même fait la fierté du quartier, un temps. Des gloires nationales comme Bassir et Abrami étaient même venues disputer un match amical avec eux (match nul). Depuis, faute de moyens et de soutien, la tempête est devenue brise, puis s′est doucement éteinte. Aujourd′hui, presque tous les anciens joueurs d′Al âssifa sont drogués et/ou alcooliques, voire barbus. Les anciens terrains de foot, la prolifération de l′habitat clandestin ne les a pas épargnés. Abderrahim raconte : "on a essayé de terrasser quelques nouveaux terrains, depuis. Des emplacements idéaux pour les caïds du coin qui venaient systématiquement entreposer dessus des matériaux de construction - ceux là même qui servent à élever des logements clandestins, contre lesquels les caïds sont supposés lutter. En fait, à force de corruption, c′est maintenant eux qui organisent le trafic".
Une police qui alimente le chaos
Maintenant, devinette, chers lecteurs du Maroc de la télé : quel est le problème numéro 1 des jeunes de Sidi Moumen ? Les barbus ? raté. Ce sont les forces de l′ordre. Faire régner ce dernier dans cet immense ghetto de 10 km2 ? La bonne blague ! En tout et pour tout, le Maroc compte 40.000 policiers. Même s′ils étaient tous concentrés à Sidi Moumen, cela ne suffirait pas. Même avec les méthodes musclées qu′on leur connaît. Ce que déplore Ahmed : "la sécurité, au Maroc, c′est la répression ? Tant pis alors. Bienvenue à la répression. Ça vaudra toujours mieux que le chaos". Par ailleurs, "le poste", célèbre place au centre de Sidi Moumen, n′abrite plus, depuis longtemps, la caserne des forces auxiliaires qui s′y était installée au lendemain de l′indépendance. Il y a bien une caserne (opérationnelle) des forces d’intervention rapide à Karian Skouila. Ceux-là se réservent aux émeutes, quand il y en a. Quant aux crimes et agressions ordinaires (le quotidien de Sidi Moumen), ils n′interviennent jamais. En supposant même qu′ils le veuillent (ce qui est douteux), ils sont trop loin du centre. Le temps d′arriver sur les lieux, c′est trop tard. Qui reste-t-il, alors ? La police...
Les quelques flics malchanceux qui sont affectés ici se rendent très vite compte qu′ils ont intérêt à changer de mission, s′ils ne veulent pas stagner à leurs misérables 2.300 DH mensuels. Avant les attentats terroristes du 16 mai, il y avait 2 ou 3 rondes de police par semaine... exclusivement dédiées à la chasse aux dealers de hasch. Plus précisément, au business avec les dealers de hasch. Pour en vendre, à Sidi Moumen, on a intérêt à partager les bénéfices avec la police. Sinon, c′est la prison. D′ailleurs, pour que les choses soient bien claires, les policiers de Sidi Moumen font régner l′arbitraire, pour que personne n′oublie que le trafic passera par eux ou ne passera pas. Beaucoup de jeunes nous ont raconté la même histoire : un copain à eux (voire eux-mêmes), arrêté puis emprisonné, parce qu′on l′avait surpris un joint à la main, alors que le dealer qui lui avait vendu la boulette était juste en face, rigolard. Mais il y a pire. Nadir raconte : "mon frère a vu arriver les hnoucha (serpents - surnom affectueux des policiers), il a eu le temps de jeter son joint. Ils l′ont vu faire le geste mais ils n′ont pas retrouvé le mégot. Alors ils lui ont fourré une boulette dans la poche, et il en a pris pour un an".
Depuis le meurtre de Fouad Qardoudi, l′année dernière, victime d′une fatwa lancée par "l′émir" Zakaria Miloudi pour le punir de son penchant pour l′alcool, les rapports policiers/habitants ont quelque peu évolué. Les enquêtes policières qui ont suivi ont été hautes en couleur. Des barbus ont été arrêtés par dizaines, et les jeunes de Sidi Moumen, convoqués régulièrement pour identifier les complices du meurtre. Beaucoup parmi eux en ont profité pour régler des comptes avec leurs ennemis du derb d′à côté. Combien d′innocents ont fait les frais de cette guerre des gangs par police interposée ? Comptons sur la Direction générale de la sûreté nationale pour nous renseigner là-dessus... Cette ambiance inédite a fait long feu. Miloudi et ses complices sous les verrous, les choses sont revenues à la normale.
Des islamistes qui poussent leurs pions
Maintenant que vous avez pris connaissance de toutes ces joyeusetés, cher lecteur marocain qui lit les journaux (vous êtes parmi 1% de la population, pour rappel), vous pouvez considérer que vous êtes, honnêtement, allés un peu plus loin que le bla bla. Ce ne sont pas "la misère et le chômage", mais bien ce Sidi Moumen-là, fidèlement décrit depuis le début de cet article, qui est le véritable "terreau" - ou plus précisément, "terrain de recrutement" des islamistes extrémistes. Intéressons-nous à eux, à présent.
D′abord, ils sont organisés en plusieurs jamaât (groupes). Assirat al Moustaqim (le Droit Chemin) et Attakfir Wal Hijra (Excommunication et Exil) sont les plus connus. Il en existe probablement d′autres, non encore identifiés. En tout cas, les jeunes de Sidi Moumen pensent qu′il y en a au moins 5. Instructif : ils ne les appellent pas "jamaât" mais "ahzab" (pluriel de "hizb", parti). "Tel hizb a recruté un de mes cousins, mon frère est membre de tel hizb", etc. Avis à Mme Samira Sitaïl, directrice de l′information de 2M, qui a si brillamment expliqué sur un plateau de télé français, il y a une semaine (lire page 8), qu′il faut "arrêter avec ce discours nihiliste qui consiste à dire que les partis ont déserté le terrain". C′est vrai, ils n′ont pas déserté le terrain. Ils sont là, sauf qu′il ne s′agit pas des partis dont parle Mme Sitaïl. Ce sont des groupuscules islamistes violents, voire criminels, qui ont été spontanément rebaptisés "partis" par la population de Sidi Moumen, vu l′absence totale des partis légaux - ceux dont parlait cette dame. Les "partis" de Sidi Moumen ont même un étrange programme : outre le fait de tuer leur prochain, ils sont convaincus, en vertu d′une légende qui circule, que sur 72 "partis" (lesquels ?), Dieu a prescrit qu′un seul irait au Paradis. D′où une surenchère dans la violence, chacun de ces groupuscules de désaxés aspirant à être l′élu de Dieu.
Outre cette croyance surréaliste, ils partagent aussi une maxime assez effrayante : Assijnou khiloua, annafiou siyaha, wal qatlou chahada (la prison est un refuge, l′exil, du tourisme et le meurtre, un sacrifice). Ils boycottent également tous les taxis, bus, écoles, administrations, etc. Bref, tout ce qui, selon leur logique décalée, relève du "Makhzen impie". Quant aux forces de l′ordre, évidemment, chacun de leurs membres est qualifié de joundi taghout (soldat tyran). Voilà pour la théorie. Pour la pratique, c′est encore plus abominable : les agressions et vols sont leur moyen préféré de se faire de l′argent de poche. Argument servi à la victime (consentante, si elle tient à sa peau) : tu es un kafir (apostat), ton argent est donc halal (licite) pour nous.
Voici la méthode de recrutement classique d′une jamaâ, telle qu′elle nous a été décrie par plusieurs anciens adeptes. D′abord, les barbus portent la bonne parole : au jeune désœuvré qui squatte un coin de mur, ils viennent, doucereux, lui proposer de venir prier avec eux à la mosquée - lui promettant une paix intérieure d′une qualité bien plus élevée que celle que lui procurent ses joints quotidiens. Une fois le recruté dans la place, les leçons commencent. Au début, il ne s′agit que de religion - rien de violent. Mais au fur et à mesure que l′élève devient assidu, les leçons se corsent, et ses "frères" le prennent en charge. Sa famille a besoin d′argent pour un mariage, un enterrement, ou quelque autre raison ? Ils donnent. Une maladie ? Ils fournissent les médicaments. Souvent, ils distribuent aussi des paniers-repas. Toujours à la famille de l′adepte, bien entendu - leur générosité ne s′applique qu′aux familles des recrues, à l′exclusion de tous les autres nécessiteux (à un petit cadre de banque qu′ils avaient recruté, ils avaient, après l′avoir poussé à la démission, financé un petit commerce de sandwichs). Par un effet boule de neige, l′adepte devient de plus en plus assidu, et les cours de plus en plus radicaux. Quand on l′estime mûr (cela prend un à deux ans, en fonction du potentiel de la recrue), on passe alors à la troisième phase : le visionnage de cassettes vidéo glorifiant les martyrs palestiniens, afghans, tchétchènes, etc. La suite ? Personne n′a pu nous la raconter, pour une raison simple : ceux qui atteignent ce stade ne peuvent plus sortir de la jamaâ - à moins de changer de ville, de partir le plus loin possible. Sinon, la menace de mort est immédiate. Quant à ceux qui restent, fascinés par les images de guerre sainte, ils entrent dans la clandestinité, se ferment sur leurs proches, ne parlent plus à personne sinon pour des courtois assalamou âlaïkoum et autres wa âlaïkoum assalam. Jusqu′où peuvent-ils aller ? 12 jeunes, dont 7 de Karian Toma, un bidonville de Sidi Moumen, l′ont démontré de manière éclatante le 16 mai dernier.
Les anecdotes ne manquent pas. Certains "frères" avaient ciblé, une fois, un agent de police. Troublé par leur message et leur sollicitude (ils nourrissaient ses petits frères), l′agent en question a été pressé de démissionner de son travail, pour ne plus servir le "régime apostat". Il a fallu toute l′énergie de ses amis pour le convaincre de ne pas lâcher un boulot stable qui lui assurait un revenu. Autre anecdote racontée par Abdeslam, 27 ans : "Il y a quelques années, je me suis taillé une barbe cool, en forme de collier (smita). trois d′entre eux sont venus me féliciter, croyant que je voulais être des leurs. Ils m′ont invité à la mosquée. Je n′avais rien contre, j′y suis allé. Et j′y suis resté longtemps, tant qu′ils étaient gentils avec moi. Le jour où je les ai entendus parler du roi, je me suis dit que la politique n′avait rien à faire là-dedans, et j′ai décidé de tout laisser tomber. Je n′étais pas allé suffisamment loin, ils m′ont laissé tranquille. Le jour où je suis parti, pour bien marquer la rupture, je me suis appliqué à me saouler la gueule". A propos de roi, autre anecdote, quoique non recoupée : certains frères auraient un jour demandé à un des imams officiels de Sidi Moumen (c′est-à-dire agréé par l′Etat pour diriger la prière dans une grande mosquée) pourquoi, dans sa khitba (discours) du vendredi, il n′excommuniait pas le Commandeur des croyants (Mohammed VI), puisqu′il était d′accord avec eux sur le fait que c′était un kafir (apostat). L′imam aurait répondu : "bien sûr que c′est un kafir. Mais si je le dis publiquement, ils vont m′enlever l′imamat de cette mosquée, et ils risquent de ramener un kafir à ma place. Je préfère garder ça entre nous, pour que le combat puisse continuer". On appelle ça la taqia (quiétisme). C′est la doctrine des adeptes de Ben Laden, notamment ceux qui ont agi le 11 septembre 2001. Mohammed Atta, leur chef glabre, était même allé jusqu′à prendre ostensiblement quelques verres dans un bar, quelques jours avant son crime historique. Non seulement Dieu pardonne les égarements, mais il les encourage s′ils participent du jihad...
Le traumatisme du 16 mai
Depuis le quintuple attentat terroriste du vendredi 16 mai, les jeunes de Sidi Moumen (du moins ceux qui ont accepté de nous parler - environ la moitié de ceux à qui nous avions adressé la parole) disent avoir honte ("ma rdinach"). Honte que leur commune soit exposée sur toutes les télévisions mondiales comme un foyer de terroristes. Honte d′être devenus des bêtes de foire médiatiques. Honte des tracasseries policières qui se sont évidemment multipliées depuis ce vendredi funeste. La nuit du 16 au 17, une rafle générale a été lancée à Sidi Moumen. Tous ceux qui étaient dehors la nuit ont été embarqués pour interrogatoire. Abdeslam a vu deux fourgonnettes de police pleines à craquer passer devant lui. Il a eu le temps d′estimer les passagers de chacune à une vingtaine. Si lui-même n′a pas été raflé, c′est parce que le commissaire qui supervisait l′opération (surnommé "le doberman") le connaissait, et l′aimait bien. "Dès qu′il m′a vu, raconte Abdeslam, il m′a dit : casse-toi, tout de suite ! J′ai obéi illico, sans poser de questions". Beaucoup de jeunes, dans d′autres quartiers de Sidi Moumen, ont assisté à des scènes similaires, depuis leurs fenêtres. Combien d′interpellés ? Probablement quelques centaines. La plupart sont rentrés chez eux la nuit même, sauf les soûlards qui ont dormi au poste, avant de revenir le lendemain.
Depuis, le climat est très tendu. Les habitants de Karian Thoma, dont 7 kamikazes étaient issus, sont terrorisés. Ils se sont imposés eux-mêmes un couvre-feu à la tombée de la nuit, laissant le champ libre aux policiers en civil qui pullulent, depuis le 16 mai. Personne n′a accepté de nous parler, si ce n′est pour débiter des généralités. Une vieille femme accroupie sur le sol nous a lancé, avec un humour dont seules les vieilles femmes sont capables "franchement, on a tout eu, il ne nous manquait plus que cela. Merci mon Dieu !". Les taxis ne prennent plus de passagers pour Karian Toma. La psychose a d′ailleurs gagné tout Sidi Moumen. Abdeslam, toujours lui : "je comptais aller visiter ma famille à la campagne. Mais il y a écrit Sidi Moumen, sur ma CIN. Au premier barrage, à tous les coups, ils me prennent pour un terroriste en fuite. Je n′ai pas envie d′expliquer pendant des jours que je ne suis pour rien dans ces histoires. Du coup, j′ai reporté mon voyage sine die"...
Une rumeur circule dans la presse, selon laquelle les coiffeurs de Sidi Moumen réalisent d′excellents chiffres d′affaires, depuis le 16 mai, rasant toutes les barbes du coin. Démenti souriant de ce coiffeur de Hay Douma : "bien sûr que non. Les jeunes savent très bien que les flics vont nous cuisiner sans fin pour savoir qui nous avons rasé ces derniers temps. Non, ils font ça chez eux, tout seuls".
Et à part l′apparence, qu′est-ce qui a changé, chez les jeunes de Sidi Moumen ? Certains, adeptes des "partis" extrémistes ou pas, se posent des questions sérieuses, depuis. Leurs "professeurs", évidemment, ne sont plus visibles depuis le 16 mai. Mais Hicham, un pilier de son quartier, affirme : "plusieurs gars de ma rue, désormais glabres, continuent à ne pas m′adresser la parole et à raser les murs en silence. J′ai même l′impression qu′ils sont un peu plus allumés que d′habitude"...
(*)pour des raisons de sécurité évidentes, tous les prénoms cités dans cet article ont été changés.
Telquel, Maroc
Ces articles devraient vous intéresser :