Treize personnes ont été arrêtées par le Bureau Central d’Investigations Judiciaires (BCIJ), jeudi dernier. Soupçonnés d’être partisans de l’organisation terroriste « État islamique », les individus ont été arrêtés lors d’opérations menées dans...
Qui sont les auteurs des attentats suicide du 16 mai ? Où étaient-ils implantés ? Quels étaient leurs projets ? Bénéficiaient-ils de connexions extérieures ? Enquête.
« J’ai joué, j’ai perdu. Je vais donc vous dire ce que je sais. » Le Français Richard Robert, 31 ans, est musulman depuis dix ans. Et installé au Maroc depuis 1996. Interpellé par la police deux semaines après les sanglants attentats du 16 mai, il est considéré comme l’un des « émirs » les plus dangereux de la mouvance islamiste radicale du royaume. Dès le lendemain de son arrestation, il a spontanément décidé de se mettre à table. Il n’est pas le seul. La plupart des quelque cent quatre-vingts activistes du Salafiya Jihadiya placés en détention et interrogés sans relâche par les enquêteurs de la DST marocaine (vingt-quatre sont toujours recherchés au Maroc et deux autres font l’objet d’une demande d’extradition auprès de l’Espagne) ont ainsi parlé sans contrainte particulière. Leurs aveux permettent de mieux cerner l’implantation, les structures et les projets du réseau, mais aussi ses connexions extérieures. À l’évidence, si le recrutement est endogène, les allégeances et la stratégie, elles, ne le sont pas.
Pour l’essentiel, la mouvance terroriste marocaine, aujourd’hui très largement démantelée, était concentrée à Casablanca, Tanger et Fès sous la houlette d’émirs autoproclamés régnant sur des cellules fortement cloisonnées, regroupant chacune une dizaine d’individus. Vouées au terrorisme urbain (ce sont elles qui ont perpétré les attentats du 16 mai), les cellules de Casablanca avaient à leur tête les émirs Abdelghani Bentaous, dit « Cherif » (arrêté), et Abdelhak Bentasser, dit « Moul Sebbat » (décédé peu après son interpellation, sans avoir révélé ce qu’il savait). Celles de Tanger et de Fès reconnaissaient pour chef Richard Robert, alias Yakoub, alias Abou Abderrahmane, une sorte d’aventurier islamiste, mi-idéologue mi-contrebandier, qui avait « fait » l’Afghanistan et rêvait de commettre des attentats en France.
Surtout, Robert avait un projet fou : créer un maquis à l’algérienne dans le Rif, du côté de Chefchaouen. Parfaitement arabophone, il avait expliqué à ses compagnons son projet : les montagnes du Nord sont traditionnellement rebelles au pouvoir central, on allait se financer en taxant les trafiquants de hachisch et s’armer en attaquant les postes de gendarmerie. Soixante-dix hommes suffiraient pour créer le premier foco guévaro-islamiste, lequel ne manquerait pas d’établir des contacts avec les frères du GSPC algérien (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) d’Hassan Hattab - au sein duquel une dizaine de militants marocains ont d’ailleurs fait une sorte de stage en 2001 et 2002. « Nous avons saisi chez Robert une liste précise d’objectifs : il en était déjà à un stade préopérationnel », confie un enquêteur.
Entre les cellules de Casablanca et celles de Tanger-Fès existaient une sorte de concurrence, mais aussi des liens étroits. Un expert en fabrication de bombes comme Adil Fiache, par exemple, se partageait entre les deux. Et elles recrutaient au sein d’un vivier commun.
C’est la mouvance salafiste, et tout particulièrement le Salafiya Jihadiya, qui a fourni les « munitions » humaines du 16 mai. Elle a ses héros, les « Afghans ». Tous ne se ressemblent pas. Les anciens, ceux qui ont fait le coup de feu contre les Soviétiques dans les années quatre-vingt - une centaine d’hommes environ -, apparaissent presque comme des anciens combattants, un peu déphasés avec leurs constantes références à la guérilla. Les nouveaux, ceux qui ont séjourné dans les camps d’el-Qaïda après la prise du pouvoir par les talibans, sont beaucoup plus dangereux. Parce que beaucoup mieux formés. Ils ont été recrutés presque sur casting par des hommes comme l’infirmier Ahmed Rafiki et son fils Abdelwaheb, alias Abou Hafs, dont l’« agence de voyages » pour Peshawar, via Riyad, avait quasiment pignon sur rue à Casablanca. Ces néo-Afghans formés au terrorisme et à l’informatique sont au nombre d’environ deux cent cinquante, au Maroc. Beaucoup ont été arrêtés depuis le 16 mai, d’autres sont détenus à Guantánamo. C’est le cas d’Abdallah Tabarak, qui fut un moment membre de la sécurité rapprochée d’Oussama Ben Laden, ou de Younous Chekkouri, dit « Mahmoud ». D’autres encore sont en fuite, comme Abderrahmane Regragui (repéré en Arabie saoudite) et Abderrahmane Ketrani (en Irlande), qui ont quitté le royaume munis de vrais-faux passeports libyens.
Le Salafiya Jihadiya avait ses prédicateurs de la guerre sainte, tous trentenaires à l’instar de Zakaria Miloudi, Mohamed Fizzazi et Omar Haddouchi (tous en instance de jugement à Rabat), mais aussi une face beaucoup plus obscure, aux lisières du grand banditisme. Installés dans les quartiers d’habitat précaire qui jouxtent Casablanca, Fès, Tétouan et Tanger, les chefs salafistes avaient fait main basse sur les filières d’émigration clandestine, récupérant et recyclant les passeports des candidats au départ avec l’aide d’une « cellule soeur », très active dans le sud de l’Espagne. Ils percevaient leur dîme sur tous les trafics, et certains, tels Youssef Fikri, une sorte de serial killer responsable d’au moins cinq meurtres à l’arme blanche - il écuma le nord du Maroc de 1998 à 2002 à la tête d’une trentaine de fidèles -, multipliaient les opérations punitives contre les « mécréants » et les attaques de convoyeurs de fonds.
C’est au sein de ces bandes, fanatisées mais assez mal organisées, que se recrutent les premiers volontaires kamikazes. À la mi-2002, à la suite des aveux de l’un des détenus de Guantánamo, la DST marocaine démantèle une première cellule terroriste, à Casablanca. Dirigé par des Saoudiens « pigistes » d’el-Qaïda, ce groupe projetait une série d’attentats au Maroc et dans le détroit de Gibraltar. Les arrestations se multiplient et la police commence à mieux saisir les ramifications du réseau salafiste. Mais c’est un feu de paille. Relayée par toute une partie de la classe politique, une campagne médiatique qui, a posteriori, apparaît comme assez irresponsable, dénonce en effet « l’excès de zèle » des services de sécurité, parle de dérive sécuritaire, de retour de l’autoritarisme et des « années de plomb », et va jusqu’à qualifier le patron de la DST, le général Laanigri, de « nouvel Oufkir ». Intimidé, le pouvoir recule. Plusieurs leaders salafistes sont libérés, la pression sur les réseaux se relâche, le flux d’informations se tarit et la loi antiterroriste s’enlise au Parlement. Fin 2002 et début 2003, cette période de confusion et de laxisme permet aux émirs de Casablanca, Bentasser et Bentaous, qui n’ont pas encore été « logés » par la police, de recruter des kamikazes totalement inconnus des services, notamment à Sidi Moumen. Avec les conséquences dramatiques que l’on sait.
Les enquêtes menées depuis le 16 mai par une DST désormais revigorée ont permis de mettre au jour les liens entre les activistes marocains du Salafiya Jihadiya et ce qu’il est convenu d’appeler l’internationale islamiste. Les émirs de cellules entretenaient ainsi des relations téléphoniques ou via Internet avec le Groupe islamique combattant marocain (GICM), fondé à Londres en 2002 par Mohamed Guerbouzi, un émigré marocain originaire de Larache, qui fut l’élève d’Abou Qotada, le célèbre prédicateur jordanien d’origine palestinienne. Ce groupe ultraradical est le pendant marocain du Groupe islamique combattant libyen (GICL), d’Ibn Cheikh el-Liby, qui accueillait en Afghanistan les volontaires du djihad recrutés dans le royaume par l’infirmier Ahmed Rafiki. Les liens de Guerbouzi, alias Abou Issa, qui vit dans la capitale britannique, avec el-Qaïda sont avérés.
Selon les enquêteurs marocains, c’est au cours d’une réunion secrète tenue à Istanbul en janvier 2003, en présence de Guerbouzi et de plusieurs cadres d’el-Qaïda, que la décision de déclencher le djihad au Maroc aurait été prise. Une opération « légitimée », un mois plus tard, par une déclaration attribuée à Ben Laden qui citait le Maroc parmi les pays où il convenait de propager la guerre sainte. Ce feu vert donné au déclenchement d’opérations terroristes de grande envergure à Casablanca, mais aussi à Essaouira, Marrakech, Fès et Tanger, aurait été transmis aux émirs locaux par le correspondant au Maroc de Guerbouzi, un certain Saad el-Housseini, un « Afghan » notoire. Ce dernier est activement recherché par la police marocaine, laquelle a par ailleurs demandé l’aide de son homologue britannique pour le « cas » Mohamed Guerbouzi.
Celui-ci n’est d’ailleurs pas le seul Marocain de l’étranger à avoir entretenu des relations directes ou indirectes avec les terroristes de Casablanca. Ainsi, il apparaît que l’émir Bentaous était en rapport, via des intermédiaires, avec un groupe d’une demi-douzaine d’islamistes radicaux marocains établis à Stockholm, en Suède. Grâce à leurs passeports suédois ou finlandais, ces hommes ont longtemps assuré le convoyage de volontaires pour l’Afghanistan. Plus intéressant : le même Abdelghani Bentaous a reconnu, lors des interrogatoires, avoir brièvement accueilli au Maroc, en 2002, le Saoudien Bandar Abdallah Aïssa Boukhari, époux d’une Marocaine et, surtout, ancien responsable d’un camp d’entraînement d’el-Qaïda à el-Farouk, non loin de Kandahar, en Afghanistan. Lors de son séjour dans le royaume, Boukhari a même remis à l’émir un cadeau : un scanner pour falsifier les passeports.
Autre visiteur discret cette année-là, venu lui aussi de la part d’el-Qaïda : un certain Youssef el-Jamaïqui, un Britannique d’origine jamaïcaine, comme son surnom l’indique, qui anima un stage de formation au maniement d’explosifs dans une forêt des environs de Rabat. Enfin, la cellule de Tanger était en contact, via l’un de ses membres, Abdelaziz Benyaich (en fuite en Espagne), avec un autre « opérationnel » d’el-Qaïda, le Jordanien Khalid Arouri, alias Achraf. C’est lui qui, semble-t-il, depuis le Pakistan, a transmis à Aziz Hoummani, un salafiste marocain du GICL, les quelque 70 000 dollars nécessaires au financement de la campagne terroriste dont les attentats de Casablanca ne devaient être que le hors-d’oeuvre.
Si les liens avec el-Qaïda semblent donc établis, les futurs kamikazes et leurs chefs avaient pris soin de « doubler » leur reconnaissance de Ben Laden par une allégeance au Mollah Mohamed Omar, le chef des talibans, leader à leurs yeux du seul État véritablement musulman de l’époque contemporaine : l’Afghanistan d’avant l’invasion des « barbares » américains. Tout à ses chimères de maquis - une idée qui lui avait été suggérée par son ami l’« Afghan » Mohamed Nouggaoui « El Harrach », lequel avait déjà nourri pareil projet en 1996 -, l’émir Richard Robert, arrêté à Tanger le 2 juin, avait ainsi sollicité du Mollah Omar une fatwa légitimant ses actes (via Internet). Et plusieurs membres des cellules de Casablanca, dont l’un, au moins, des kamikazes du 16 mai, ont consulté le site des talibans depuis un cybercafé afin d’obtenir l’approbation d’« El-Moudjahidi » (surnom d’Omar) sur ce qu’ils allaient entreprendre. Après quelques minutes d’attente, la réponse, signée du Mollah, leur est parvenue : « Dieu guide vos pas et les bénit. » Ainsi se décident les carnages...
Jeune Afrique
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