Oujda, carrefour des exilés

3 février 2007 - 10h34 - Maroc - Ecrit par : L.A

En un mois, plus de 500 migrants subsahariens ont été violemment refoulés vers la frontière algérienne. Rafles, déportation, persécutions… Tout en fustigeant la politique anti-migratoire de l’Europe, le Maroc s’en est fait le gendarme zélé.

Des couvertures, des bâches de plastique, des feux épars entourés de détritus, des lieux de prière faits de quelques pierres… le campement de fortune longe un haut mur hérissé de barres de fer, qu’il faut parfois escalader quand débarque la police. De 400 à 600 migrants subsahariens sont officieusement abrités ici, sur le campus d’Oujda, séparés des bâtiments universitaires par un terrain vague.

À l’ombre d’un eucalyptus, une dizaine d’entre eux semblent à bout de forces, meurtris, respirant difficilement. Arrivés la veille, ces hommes ont marché plusieurs jours. Arrêtés à Rabat et transportés vers Oujda le 23 décembre (date marquant le début d’une série d’au moins six rafles entre la capitale, Nador et Laâyoune), ils ont repris à pied le cap de Fès, où la police les a appréhendés de nouveau, pour les abandonner derechef dans cette zone désertique de l’Oriental.

No man’s land

Depuis un mois, plus de 500 personnes ont subi la nouvelle stratégie de découragement des autorités. “Ils ont débarqué vers 4h30 du matin, ont confisqué mon téléphone portable et mes 2 800 DH d’économies, gagnés sur des chantiers”, témoigne “Coach”, entraîneur de handball congolais, père de deux enfants restés à Kinshasa et demandeur d’asile, tout en guettant les policiers qui patrouillent dans les rues de Hay Nahda, qu’il a pu regagner en train début janvier. “Nous n’étions même pas autorisés à aller aux toilettes. Certains ont dû se soulager dans le bus”, s’indigne Roger Lélo, technicien automobile et sculpteur congolais, demandeur d’asile rentré à Rabat. Les migrants sont ensuite relâchés dans un no man’s land désertique et froid (“Avec seulement dix centimètres de pain”, précise Roger Lélo), soit vers El Aleb, petit village algérien, Ahfir, ville entre Oujda et Berkane, ou encore Zouj Beghal, le “filtre officiel” de la frontière maroco-algérienne, fermée depuis plus de dix ans.

“Arrivés là, militaires marocains et algériens ont tiré en l’air pour nous disperser, se souvient Bétu Blanchard Hitumbé, réfugié congolais. Avec nous, il y avait un gamin asthmatique, une femme enceinte de cinq mois qui venait de perdre son bébé. Quatre femmes ont été violées. Et plusieurs personnes sont encore disparues”.

Dans ce périmètre de dix à vingt kilomètres aux alentours d’Oujda, des bandes de Nigérians rackettent ceux que policiers et forces auxiliaires n’ont pas déjà détroussés, allant jusqu’à la séquestration. “Un gars a été tabassé et enfermé pendant vingt jours dans un placard. Comment ces bandes arrivent-elles à opérer aussi facilement, en toute impunité ? C’est la question que personne ne veut poser”, fulmine un migrant.

Des accusations d’exactions face auxquelles le gouvernement se dérobe, se contentant d’un démenti officiel publié début janvier. Ce dernier nie tout refoulement de personnes détentrices de documents du Haut commissariat aux réfugiés (HCR), alors qu’elles étaient au moins 73 parmi les victimes de la rafle du 23 décembre. Mais ledit démenti ne mentionne à aucun moment les cas de mineurs, de femmes et de personnes malades également “déportés”. À ce jour, une majorité d’entre eux a pu être rapatriée sur Rabat, bien qu’au compte-gouttes, grâce à l’intervention tardive du HCR.

Des camps structurés

Conséquence de ces arrivées incessantes, conjuguées à la destruction des camps informels (tels ceux de Gourougou et Belyounech), mais aussi au renoncement par les autorités marocaines à refouler des migrants vers le Sahara, depuis le tollé médiatique de l’automne 2005, Oujda, auparavant ville de transit, est en train de se transformer en une zone d’engorgement. Une ville où la tradition de solidarité et la tentation du rejet se confrontent de plus en plus. “Tous les migrants ne vivent pas sur le campus”, rappelle Jelloul Araj, dans un bus l’y emmenant.

Président de l’association Homme et environnement, ce militant infatigable à l’allure bonhomme est aussi membre de la cellule d’urgence, créée début décembre pour les Subsahariens au sein de l’Association Béni Znassen pour le développement, la culture et la solidarité (ABCDS). “Au quartier Vietnam, dans le nord de la ville, une relation de confiance s’est instaurée entre habitants et migrants. Des épiceries et des cafés n’hésitent pas à leur faire crédit. Et ils ont désormais quitté la grotte où ils étaient abrités pour un petit squat”.

Inversement, “des responsables essaient aussi de véhiculer des rumeurs négatives à leur sujet : vol, violences, cannibalisme, sida… poursuit Jelloul. Certains taxis refusent désormais de prendre des Africains de manière générale, ou leur demandent de réciter des versets du Coran avant de les prendre. Ce n’est rien d’autre que du pur racisme”. D’autres Oujdis redoutent les contrôles policiers. C’est le cas de nombreux paysans de la région, qui hésitent désormais à héberger des migrants clandestins ou à les embaucher pour des petits travaux agricoles. “J’en connais qui font chaque jour treize kilomètres aller-retour jusqu’au camp algérien de Maghnia, en train de se reformer, pour travailler dans l’agriculture”, poursuit Jelloul.

S’il a l’air fatigué des jours et nuits passés sur le terrain depuis plus d’un mois, l’homme semble l’être encore plus “de cette image du migrant qui a peur, qui a froid, qui s’enfuit”. “Il y a parmi eux des intellectuels, des artistes, des médecins, des ingénieurs… Il faut valoriser ces potentialités, leur vécu, leur quotidien. Ici ces gens vivent, dansent, cuisinent et prient !”, s’exclame-t-il, encore fasciné par sa rencontre, ce matin, avec un Guinéen drapé de blanc, maîtrisant parfaitement l’arabe classique et fin connaisseur de la culture arabe. Ça blague et débat sec, en effet, entre Gustave Kianzumba, ingénieur agronome congolais au bonnet rasta, dit “Le sage”, et ses amis, assis sur de grosses pierres en face des cafés bordant la fac : le duel Sarko-Ségo, le code de la nationalité, le mariage mixte…

Mais le campement a aussi une structuration, selon les nationalités, les tribus et les langues parlées, et des lois propres avec lesquelles les acteurs associatifs doivent composer pour pouvoir travailler. Nombreux se revendiquent responsable, ou “chairman”, d’un groupe, pour des raisons d’ancienneté, d’appartenance à une tribu, de force physique ou bien souvent de maîtrise du trafic, via le pouvoir du passeur, du proxénète ou du racketteur dont le campus n’est pas exempt. Les associations peuvent toutefois difficilement se passer de ces sources d’autorité, notamment lorsqu’il s’agit de distribution de soins, de matériel et de nourriture. Ainsi, le dénommé “Al Pacino” est un interlocuteur incontournable. “Malgré son passé de criminel, nous étions obligés de composer avec lui : tout le monde l’écoutait. Cela rend nos interventions plus efficaces”, argumente Jelloul Araj.

Seulement, depuis quelques semaines, le travail efficace se paie de plus en plus cher, avec la multiplication des descentes nocturnes de police dans le campus. Il y a quelques jours, une quarantaine de migrants étaient arrêtés, de nombreux autres matraqués, leurs couvertures brûlées et leurs sacs de nourriture déchirés. “Le problème, estime un militant, c’est que les policiers ne font rien sans ordres. Ils sont les premiers à nous répéter qu’ils n’ont rien contre ces Africains”. “C’est un gouffre de moyens”, déplore Jelloul Araj. Pour continuer d’aider les migrants, l’équipe de ABCDS a investi jusqu’à ses salaires dégagés par le HCR pour le fonctionnement de la cellule d’urgence. “Ces jours-ci, c’est devenu trop pour nous”.

Le HCR, instrument anti-migratoire de l’UE ?

Dans ce contexte, les doigts sont nombreux à pointer l’incapacité du HCR à faire valoir les droits fondamentaux des réfugiés et demandeurs d’asile, ne voyant dans l’instance onusienne qu’une vitrine, tolérée plus que légitime, visant à garantir la sous-traitance de la politique anti-migratoire de l’UE. “Nous n’avons pas encore le statut de délégation à part entière, concède Johannes Van Der Klaauw, chef de mission au HCR à Rabat, et nous n’avons toujours pas obtenu des autorités marocaines qu’elles reprennent nos décisions. Mais leur position est liée à un risque d’appel d’air de l’immigration. En même temps, ces personnes sont bloquées ici”.

Tout en évoquant le travail abattu en 2006 - 1650 demandes d’asile traitées sur 3000 accumulées depuis 2005 - Johannes Van Der Klaauw parle d’améliorer la qualité des papiers du HCR et de “procéder à l’enregistrement conjoint, avec les autorités marocaines, des nouvelles demandes d’asile”, en vue de lutter contre la falsification et permettre aux réfugiés (470 recensés à l’heure actuelle) d’obtenir des titres de séjour. Un document sans lequel les droits des réfugiés et des demandeurs d’asile n’existent pas : absence de structures d’accueil, impossibilité de travailler, dépendance de solidarités ponctuelles, associatives ou caritatives pour la scolarité et les soins médicaux. Pour sa part, le HCR a commencé à jeter les bases d’une formation professionnelle via la Fondation Orient-Occident et le PNUD et travaille depuis peu avec l’Opals (Organisation panafricaine de lutte contre le sida).

La liberté de circuler est elle-même perpétuellement remise en cause. Les représentants d’associations de réfugiés sont surveillés en permanence et souvent arrêtés. Paulin Kuanzumbi, caméraman angolais et vice-président du Collectif des réfugiés, créé en juin 2006, a été “embarqué à bord d’une Peugeot bleue vers Meknès, le 6 août dernier, par des policiers s’étant présentés comme journalistes de la TSR lors d’un rendez-vous au café Balima de Rabat”. Il fut ensuite refoulé vers Oujda… pour la cinquième fois. Le 18 janvier dernier, après que la police les a déchirés à deux reprises devant lui, Paulin devait faire renouveler ses papiers de réfugié pour l’année 2007.

Une année que le Maroc entame avec de quoi ouvrir les pages d’un nouveau livre noir, à l’instar de celui confectionné par le réseau Migreurop. Un recueil de 106 pages de témoignages, racontant l’horreur de Sebta et Melilia quand, il y a moins d’un an et demi, plus de quinze personnes sont mortes par balles, matraquage ou piétinement. L’ouvrage rappelle également que l’Union Européenne “vient de proposer l’affectation de 2152 millions d’euros au contrôle” de ses frontières pour 2007-2013.

Une politique toujours majoritairement sécuritaire, qui a tout prouvé sauf son efficacité : selon le rapport 2006 de l’Association pro-droits humains d’Andalousie, au moins 1167 personnes sont mortes de l’immigration clandestine l’an dernier, soit trois fois plus qu’en 2005. En parallèle, un observateur évalue à 35 000 les arrivées de migrants illégaux en Espagne en 2006, pratiquement autant que l’année précédente.

À l’entrée du campus d’Oujda, Léopold, père de famille camerounais, allume sa cigarette et résume cette obstination d’une vie digne : après un an passé dans la forêt de Nador, puis s’être fait arrêter après le premier grillage de Melilia en septembre 2005, touché par des balles en caoutchouc paralysantes, il a été refoulé quinze fois entre Nador et Oujda. “Mon petit frère est passé, il est à Madrid. Même s’il faudra attendre dix ans ou sauter une barrière de dix mètres, j’y arriverai. Mon temps n’est pas arrivé, seul Dieu décide”. Des mots qui sonnent comme ceux d’un martyr… “Ce que les autorités ne comprennent pas, assène Jelloul Araj, c’est que si ces personnes continuent d’être rayées de l’espace public, elles finiront par être happées par les extrémistes”. Comme s’ils manquaient de candidats…

Droits de l’homme : Une protection juridique pour les migrants ?

“Je souhaite qu’on puisse faire des procès, qu’on ait au moins une jurisprudence”, appelle de ses vœux Jelloul Araj, militant associatif à Oujda. Les associations pourront-elles bientôt se porter partie civile au nom des migrants ? En tout cas, il y a matière à le faire : à l’heure des rafles, violences et refoulements collectifs, le Maroc viole et la Convention de Genève de 1951 (ratifiée en 1956) sur le statut des réfugiés (art. 33) et la Convention sur la protection des travailleurs migrants et leur famille, sans oublier la loi nationale 02-03, qui interdit l’expulsion de femmes enceintes, enfants, réfugiés et demandeurs asile (art 26 et 29). “Mais cette loi punit également quiconque aide au séjour illégal. D’où une méfiance de nombreux juristes”, explique Me Khadija El Madmad, titulaire de la chaire Unesco Migration et droits humains à Casa. Sur le terrain, des ONG -Amnesty, AMDH, Gadem, HCR…- planchent sur la protection et le soutien juridiques aux migrants, mais rien n’est encore concret en l’absence de structure spécialisée, d’avocats et de juges formés. Plusieurs initiatives de formation ont débuté en décembre, via le HCR et Forum Réfugiés ou encore de jeunes avocats de Khémisset.

TelQuel - Cerise Maréchaud

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