Au Maroc, certains présidents de commune, candidats à leur succession à l’occasion de la session d’octobre, sont accusés d’avoir commencé à acheter les voix de certains élus pour garantir leur réélection.
Tout le monde a quelque chose à demander à Mohammed Chaïb. Dans le hall fastueux du Parlement de Catalogne, son portable n’arrête pas de sonner. Le député regarde le numéro appelant, hésite à répondre, se sent coupable, décroche en soupirant. Selon l’interlocuteur, il enchaîne en catalan, en espagnol, en français, en arabe. C’est un membre du Parti socialiste catalan qui lui fait part d’un sondage pour les élections du 9 mars ; sa mère qui s’inquiète de savoir s’il va bien ; un Marocain de Barcelone qui lui demande de l’aider parce que son propriétaire veut résilier son bail...
Il prend le temps de répondre, donne à l’un ses commentaires, fait à l’autre la promesse de passer la voir, propose au dernier l’aide de son avocat. La voix enjouée malgré la fatigue. "Depuis que je suis élu, les Marocains d’ici sont persuadés que je suis Dieu : un parlementaire qui vient de chez eux, comme eux, peut-il être un simple humain ?"
Sa mère n’est pas seule à être fière de lui. A 45 ans, ce petit brun trapu et rieur qui vous tutoie aussitôt est un symbole : le premier parlementaire d’origine marocaine en Espagne, le premier député musulman au pays d’Isabelle la Catholique, encore si profondément imprégné par l’autorité de l’Eglise. Député socialiste au Parlement de Catalogne depuis 2003, Mohammed Chaïb est un signe de la nouvelle Espagne. De cette terre d’émigration devenue soudain terre d’immigration ces dix dernières années. La droite espagnole en fait un thème de campagne. Les étrangers représentent 10 % de la population, et les plus nombreux sont les Marocains.
Contrairement à la plupart d’entre eux, Mohammed Chaïb n’a pas traversé la mer dans les années 1990, de forte croissance en Espagne, mais dans les années 1960. Ses parents, ne sachant ni lire ni écrire, n’en pouvaient plus de leur vie de misère en banlieue de Tanger. Son père, Ayachi, avait choisi sa femme, une jeune fille de 14 ans, parmi les familles voisines. Ils avaient eu leurs quatre premiers enfants. Le travail manquait. Avec ses copains d’infortune, le père s’est mis à rêver. A prononcer les mots magiques : "France", "Hollande", "Allemagne", "plein-emploi", "beaucoup d’argent". Pour y accéder, un passage obligé : l’Espagne.
Un jour de 1963, Ayachi Chaïb a pris le bateau pour Algésiras. En pleine dictature franquiste, alors que les immigrés se comptaient sur les doigts de la main, il a obtenu une carte tamponnée du ministère de l’emploi. Sur le chemin de la France, il a fait escale à San Boi de Llobregat, près de Barcelone, a trouvé un boulot aux cuisines... et il s’est arrêté là. C’était le premier Marocain que l’on voyait à San Boi. En 1966, il a fait venir sa femme et ses enfants. Mohammed avait 4 ans.
Mohammed Chaïb s’amuse du hasard qui l’a amené là, sous les dorures du Parlement de Catalogne. Avec sa famille, il avait pourtant dû faire à l’envers le chemin de l’exil, en 1975 : le conflit entre l’Espagne et le Maroc sur le Sahara avait bloqué le père à l’entrée de l’Espagne, après un séjour au bled. Toute la famille, agrandie à huit enfants, se réinstalle alors à Tanger. Retour à la case départ... ou presque : grâce à ses économies espagnoles, Ayachi acquiert une maison et un minuscule café. Mohammed, 13 ans, rêve de continuer l’école. Faute de maîtriser l’arabe, il aide son père au café.
"J’étais perdu. Je ne parlais que le castillan et le catalan. Je ne pouvais pas aller à l’école ni jouer dans la rue. On m’appelait "l’Espagnol"." Au café, les clients font des parties de dames. Mohammed entend l’un d’eux commenter le jeu en castillan. Il se jette sur lui. Celui-ci lui apprend l’existence d’une école espagnole, à 5 km de la maison. Trop loin pour ses soeurs, pas assez motivant pour ses frères. Il est le seul de la famille à vouloir étudier. 5 km à pied le matin, 5 km le soir. Un effort que ses parents acceptent sans comprendre et qui le conduira jusqu’à la faculté de pharmacie, à Barcelone. Puis à la politique. "Le joueur de dames habite toujours Tanger, il sait combien mon destin est lié à lui. Au Maroc, je suis la fierté, "le Député"", dit-il.
Voilà comment le Marocain Mohammed Chaïb devint espagnol. Il précise : "espagnol, et d’abord catalan". Non par idéologie, mais par situation. Non pas indépendantiste, mais sentimentalement attaché à son nouveau terroir : marié à une Catalane, père de deux enfants élevés à l’école publique catalane, arborant sur le revers de son costume un "pin’s" du drapeau catalan, participant à la San Jordi (fête catalane) et surtout supporteur quasi fanatique du FC Barcelone, contre le Real Madrid. Ne vous étonnez pas de rencontrer, à Tanger, des drapeaux et des maillots du FC Barcelone : Mohammed Chaïb, qui s’est démené pour créer au Maroc des "penias" (clubs officiels de supporteurs), est un prosélyte actif.
Etre actif, chez lui, c’est une manie. Son diplôme de pharmacie en poche, il travaille dans un laboratoire, mais sa vraie vie se passe au service des autres. Et surtout de ceux qui ont le plus besoin de lui : les Marocains d’Espagne. Il fonde Ibn-Battuta, l’une des premières associations d’aide à l’intégration, fournissant aides juridiques et cours de catalan. Il cofonde le Conseil islamique, destiné à intégrer les musulmans dans cette société non musulmane et à former les imams en catalan. Avec l’essor spectaculaire de la communauté marocaine, il devient vite le médiateur indispensable entre les Marocains et l’administration catalane, entre la Catalogne et le Maroc. En 2003, le président du Parti socialiste catalan, Pascual Maragall, lui demande de se présenter aux élections législatives régionales. Il est élu, réélu. Agit. Milite pour la création d’une mosquée à Barcelone, "condition pour que les Marocains aient un sentiment d’appartenance à la Catalogne". Ricard Zapata, professeur de sciences politiques à l’université Pompeu Fabra de Barcelone, salue "sa manière unique de créer des liens entre les communautés et de faire avancer la société espagnole".
Pour Mohammed Chaïb, la question la plus épineuse de l’immigration est le conflit entre les générations : faire accepter aux parents l’intégration de leurs enfants dans un monde qui n’est pas le leur. En se mariant à une Catalane, lui-même en a fait douloureusement l’expérience. A ses propres enfants (15 et 6 ans), il demande de parler marocain et de l’accompagner à la mosquée. "Pour qu’ils sachent d’où ils viennent. Mon devoir est de le leur dire, mais c’est tout. Leur vie est à eux."
Source : Le Monde - Marion Van Renterghem
Ces articles devraient vous intéresser :