« Mes 240 agents ont été mobilisés, et envoyés dans des communes rurales, raconte Hafid Kamal, le directeur de l’Anapec, fièrement installé dans son bureau de Casablanca. En moins de deux semaines, ils ont présélectionné plus de 7 000 personnes. Uniquement des femmes, car les Espagnols l’avaient exigé ainsi. »
Acheminement
Pourquoi donc ? « La cueillette des fraises demande plus de dextérité », répond Eduardo Toval, responsable du projet à l’ambassade d’Espagne à Rabat. « A mon avis, la vraie raison, c’est le souci du retour, rectifie Hafid Kamal. D’ailleurs, ils nous ont demandé de choisir de préférence des femmes avec enfants. Pour ces femmes, l’important, c’est d’être sélectionnées l’année suivante. Nous leur disons : Si vous ne créez pas de problème de discipline avec l’employeur, vous serez reprises. »
Du 15 janvier au 16 février, toutes ces femmes ont donc été convoquées dans un complexe culturel de Mohammedia. Alignées sur deux files, chacune a subi un entretien de trois à quatre minutes, mené par un représentant des producteurs de fraises, assisté d’un interprète. La réponse tombe immédiatement : prise, ou refusée. « Nous avons réussi à faire passer entre 400 et 600 personnes par jour ! » s’exclame Hafid Kamal, visiblement désireux de faire admirer les compétences organisationnelles de son agence.
Pour les femmes retenues, l’acheminement jusqu’à Tanger est pris en charge par l’Anapec. Ensuite, de Tanger aux champs de fraises espagnols, ce sont les producteurs qui payent. Les ouvrières sont logées (mais pas nourries), et payées « exactement comme des Espagnoles, soit 35 euros par jour pour six heures et demie de travail quotidien », précise Hafid Kamal. « Faites le calcul : en trois mois, elles ramènent chez elles l’équivalent de douze mois de Smic marocain. »
Le calcul est exact. Sauf qu’avec le Smic marocain à 2 400 dirhams (218 euros), « il est très difficile de faire vivre une famille », comme l’avoue, avec une étonnante franchise, le directeur de l’Anapec. Qui poursuit : « Les Espagnols ont été tellement satisfaits de notre travail, qu’ils nous ont déjà commandé 10 000 ouvrières pour l’année prochaine ! » Avec une probable nouveauté : « La sélection finale pourrait se faire par vidéoconférence. »
Tout ce travail de recrutement coûte de l’argent. A la charge des producteurs de fraises espagnols ? Pas du tout ! L’Union européenne a ouvert, en 2004, l’Aeneas, un « programme d’assistance financière et technique aux pays tiers dans les secteurs de l’immigration et de l’asile ». L’objectif étant de favoriser une immigration légale mais sévèrement contrôlée afin d’éviter l’installation permanente de nouveaux étrangers. De ce fonds, l’Anapec et les associations de producteurs espagnols ont déjà reçu 1,2 million d’euros pour financer leur recrutement sur deux ans. L’expérience menée pour les Espagnols a rapidement convaincu les autres pays de l’Union, l’Italie et la France sont déjà sur les rangs. « Nous avons reçu une commande de producteurs d’agrumes et de kiwis de Haute-Corse, explique Hafid Kamal. Quatre cents hommes, âgés de 35 à 50 ans, pour travailler à la cueillette deux mois, en novembre et décembre. »
Côté français, l’opération est validée par l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (Anaem), ex-Office des migrations internationales (OMI), qui délivre déjà, depuis trente ans, des visas temporaires à des travailleurs saisonniers (17 000 en 2006, dont 6 000 à des Marocains). A la grande différence que les visas OMI étaient nominatifs. Doit-on comprendre que la France rouvre les portes de l’immigration ? « C’est une question très politique à laquelle je ne peux pas répondre », répond Yolande Muller, directrice générale adjointe de l’Anaem, en éclatant de rire. André Jenteuil, directeur de l’antenne de l’Anaem à Casablanca, précise que l’Anapec a reçu l’ordre de sélectionner des hommes « d’au moins 35 ans, et mariés, afin d’être sûr qu’ils vont rentrer chez eux » après la récolte.
Interdictions et restrictions
On peut craindre que les désavantages subis par la main-d’œuvre saisonnière recrutée par l’Anapec soient les mêmes que ceux que connaissent, depuis trente ans, les saisonniers en « contrat OMI » des champs de légumes et de fruits en Provence : interdiction de toute revendication, sous peine de ne pas être repris l’année suivante ; non-paiement d’heures supplémentaires ; aucune perspective de progression de carrière et de salaire ; aucun droit aux caisses d’allocations familiales, de chômage et de retraite ; accès aux caisses de santé uniquement si le mal se déclare pendant la période travaillée ; impossibilité de s’engager sur un travail stable dans leur pays d’origine ; et conditions de logement parfois épouvantables ( Libération des 20 février et 3 juillet 2007).
Hafid Kamal n’a-t-il pas le sentiment de participer à l’exploitation de ses compatriotes ? « Absolument pas ! répond-il comme si la question lui semblait incongrue. Je ne vois pas où est le problème. Ces femmes appartiennent à des milieux très défavorisés. Si elles acceptent, c’est vraiment qu’elles en ont besoin. » Et, pour le consommateur européen, c’est évidemment la condition pour obtenir des fruits et légumes à bas prix dans son supermarché.
Libération.fr - Pierre Daum