L’image de veuves, toutes de blanc vêtues et éperdues de douleur, les larmes d’enfants qui ne comprendront jamais que l’amour du père leur a été confisqué à jamais, ceux des Carrières Thomas hurlant que « oui, ils sont à la marge de la vie normale, mais que non, mille fois, ils ne sont et ne seront des terroristes », tout cela donc, tout ce flot d’émotion teintée parfois d’incompréhension témoigne d’une ligne de fracture, de rupture. Plus rien ne sera comme avant.
Les Marocains le savent. Ils s’organisent, résistent et essaient de se reconstruire dans un après 16 mai, aujourd’hui mot d’ordre de mobilisation et de réparation.
Le fracas des attentats du 16 mai s’est fait entendre bien au-delà des cinq lieux visés par les 14 kamikazes. Les explosions ont tonné, administrant une immense onde de choc au sein du microcosme politique. Bien plus qu’une onde de choc, c’est une secousse tellurique qui a frappé une société qui a d’abord vécu la tolérance avant d’en faire un slogan publicitaire.
Ces jeunes Marocains prêts à mourir et à donner la mort, ces bombes humaines
ont interpellé les politiques. L’interrogation longtemps tue au nom du politiquement correct et d’un consensus qui a fini par gommer tout relief à la vie politique, se pose aujourd’hui à voix haute, en des termes clairs, sans l’ombre d’une ambiguïté. Dimanche alors qu’il était l’invité d’une émission de 2M, le ministre de la Justice, l’USFpéiste Mohamed Bouzoubaâ aura les mots pour dire que les partis politiques doivent « réviser leurs positions au sujet de l’utilisation de la religion dans leurs discours politiques ». Et quand ce dirigeant socialiste évoque « les dangers susceptibles de découler de l’instrumentalisation de la religion », l’allusion est aussi claire qu’assassine.
« Personne n’a le droit de monopoliser la religion ou de l’utiliser comme prétexte pour justifier des actes n’ayant aucun lien avec l’Islam. La loi portant création des associations stipule expressément qu’il ne peut y avoir au Maroc de partis politiques d’obédience religieuse, ethnique ou régionaliste », s’est écrié M. Bouzoubaa.
Plus rien ne sera comme avant, semblait dire Casablanca qui n’en finissait pas de marcher ce dimanche matin. Et ce « plus rien ne sera comme avant » signifie aussi que ceux qui se drapent dans la religion pour faire de la politique, tenir boutique partisane ou associative se seront exclus du jeu démocratique. « Plus rien ne sera comme avant », c’est enfin, ici, croire en cette loi selon laquelle il ne saurait y avoir de parti dont l’idéologie est fondée sur le religieux, y croire parce qu’elle sera tout simplement appliquée. Les pétitions de principes, les monuments de bonnes intentions, le silence assourdissant ont fait long feu.
L’après-16 mai c’est lutter, résister à visage découvert. Après les corps déchiquetés de cette nuit de l’horreur, l’engagement est dans la rue. Le conseiller André Azoulay y était pour revendiquer sa marocanité, cette marocanité-identité forgée à l’aune de la tolérance, de l’ouverture, du droit à la différence.
Le citoyen Azoulay a donc marché, arpenté jusqu’au bout de ses convictions, le parcours de cette manifestation où il n’y avait plus que des citoyens, jeunes et moins jeunes, humbles et ministres. « Aujourd’hui, un autre Maroc est en train de prendre le chemin de la victoire, de la résistance et surtout de la force qui nous est donnée de rester fidèles à nos valeurs et à ce projet de société pour lequel le pays a milité durant plus de quarante ans », déclarera ce conseiller originaire d’Essaouira, ville porteuse aujourd’hui plus que jamais du dialogue des cultures.
A nos confrères du journal londonien Asharq Al Awssat, il dira avec pudeur que « ce sont les choix du Maroc qui ont été visés par les attentats de Casablanca ». L’enracinement du processus démocratique, les réformes économiques, la solidarité, la tolérance, ce sont là autant de valeurs qui forment « la singularité marocaine ».
Casablanca a marché pour défendre cette identité collective, témoigner de ce vivre-ensemble qui s’interdit d’être un slogan, un classique de dépliant touristique. Casablanca a marché, et les Marocains ne veulent pas oublier. Ne pas oublier ces lieux de prière devenus des lieux de haine, ces mosquées clandestines, improvisées, érigées en autant de zones de non-droit où le culte était celui de la violence, exclusivement. Devoir de mémoire, devoir de clarification, aussi. Ahmed Taoufiq, l’intellectuel et écrivain devenu ministre des Habous et des Affaires islamiques a hérité justement de cela, succédant à un ministre qui n’a jamais été choqué, bien au contraire, par l’intrusion du religieux dans le politique. Ahmed Taoufiq, plus que jamais concerné ? Sa déclaration rapportée par les bons soins de la MAP donne en tout cas matière à réfléchir. « Nous sommes prêts à assurer, avec vigilance, une transition positive de nature à produire l’immunité et l’invulnérabilité pour l’ensemble des fils de ce pays qui sont attachés à leurs valeurs, sur lesquelles ils bâtiront un édifice équilibré, inspiré de leur patrimoine et de leur adhésion irréversible à la liberté et à la démocratie ».
Ils ont marché, et le plus important par dessus tout c’est qu’ils soient sortis dans une communion de valeurs. C’est aussi qu’ils aient refusé toute compromission, toute hypocrisie en refusant de marcher aux côtés de ceux porteurs de discours de haine et de rejet de l’Autre.
Sur 2M, en direct de la manif’, le leader du PPS, Ismaïl Alaoui expliquait l’esprit de la marche de Casablanca, « une manifestation dont le but n’est pas seulement de dénoncer ».
« C’est aussi une manifestation qui dit l’espoir que notre pays fasse un grand pas dans la neutralisation des intentions de ceux qui ont tenté de contrecarrer la marche du pays vers davantage de démocratie, de liberté et de respect pour les droits de l’Homme. Et c’est cela l’essentiel ».
Narjis Rerhaye