Le phénomène, grave et chronique, a donné naissance au mouvement des « diplômés chômeurs ». Il est né du soulèvement populaire qu’a connu le Maroc en décembre 1990. Très vite, l’Association nationale des diplômés chômeurs se structure et manifeste régulièrement sa colère. L’avenue qui abrite le siège du Parlement à Rabat est un lieu emblématique, idéale pour attirer l’attention. Devant l’édifice public, cette partie de l’élite marocaine sera régulièrement passée à tabac et disgraciée. Le dédain d’un côté et le désespoir de l’autre, pousseront, le 2 mars 2006, quatorze « diplômés chômeurs » au suicide. Une tentative d’immolation qui enverra douze d’entre eux à l’hôpital, le temps d’un pansement stérile du mal. La « fuite des cerveaux », l’émigration clandestine et les activités informelles s’installeront, de ce fait, en tête du « Top Ten » des douleurs populaires. Bien que toutes les trois soient intimement liées, je ne m’attacherai qu’aux deux dernières.
Survivre
Partout au Maroc, le secteur informel est dynamique. C’est à Agadir, autour de la grande place des Taxis, dans ce quartier qui porte le nom des abattoirs de la ville qu’une scène coutumière se déroule. Dans la promiscuité, des hommes et des femmes se livrent à des activités informelles. En tirer un revenu est leur objectif. J’y allais assidûment faire cirer mes chaussures, avant de quitter la ville en 2006. Les discussions des enfants et des jeunes, regroupés en bandes de cireurs, me passionnaient. De quoi parlaient-ils ? D’émigration clandestine ou de leurs aventures de rescapés. Parfois, cette activité était interrompue par une chasse à l’homme « informel », effectuée par les forces de l’ordre. Face à un tel phénomène, deux questions méritent considération : de quel ministère dépend le secteur informel, sinon de celui de l’Intérieur ? Et quel poids représente t-il dans l’économie du pays ?
Les résultats d’une enquête de trois années, accomplie en 2003 par la Direction de la Statistique sous la tutelle du Haut Commissariat au Plan, révèlent l’importance de cette économie informelle : 18 % des ménages marocains vivent de celle - ci. Plus des deux tiers des entreprises souterraines emploient une personne et 81% des salariés sont des membres de la famille. Près de la moitié des personnes travaillant dans ce secteur n’ont jamais fréquenté l’école.
Le secteur draine 166 milliards de dirhams de chiffre d’affaire. Mais 98,9% des unités informelles ne sont pas affiliées à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale.
Le phénomène n’est pas marocain. Assane Fall Diop rappelle, dans l’édition du Monde diplomatique de mai 2006, que « Dans la majorité des pays africains, l’économie repose sur un secteur informel hypertrophié, incluant combines et travail au noir,… ». Il constitue ainsi une étonnante source d’emplois de survie. C’est selon cette logique qu’il alimente et finance l’émigration clandestine. À son tour, une fois « réussie » ou régularisée, cette dernière alimente le secteur informel du pays d’accueil et finance celui du pays d’origine. Une mécanique assourdissante est en mouvement. En face, des gouvernements, des syndicats et une société civile apathiques.
Face à ces renoncements, l’enjeu est clair : assurer, dans la dignité, le minimum vital et le minimum de savoir. Apporter des solutions suppose de répondre aux questions cruciales du travail décent, de la sécurité et de la santé au travail, et surtout du travail des enfants. Organiser l’économie informelle, c’est agréer le travail décent et prendre l’émigration clandestine à la gorge. Cette problématique est une préoccupation de l’Organisation internationale du travail (OIT).
Des emplois auto générés
Le directeur général de l’OIT, parlant de la promotion des coopératives, prône le travail décent dans l’économie informelle. Il précise que « […] les coopératives sont de puissants instruments permettant de revaloriser le travail marginal effectué dans l’économie informelle et de l’intégrer dans la vie économique ordinaire. En tant que tel, elles sont en mesure de jeter une passerelle entre l’économie informelle et l’économie formelle ». L’Afrique de l’est retiendra cet enseignement.
L’Organisation internationale du travail y a lancé une initiative en 2002. Son originalité consiste à réunir autour d’un projet (OIT-Syndicoop) des représentants de syndicats, de coopératives, de gouvernements, et les dirigeants de petits groupes de travailleurs de l’économie informelle. L’effort a d’abord ciblé le Rwanda, la Tanzanie, l’Ouganda et, plus récemment, le Kenya.
Les représentants de syndicats et de coopératives ont été encouragés à mettre au point des stratégies d’organisation des travailleurs de l’économie informelle. Leur travail a permis de former, dans chaque pays, dix responsables de coopératives, de syndicats ou de groupes de l’économie informelle. En outre, chaque comité directeur national a choisi un certain nombre de ces équipes pour travailler directement avec elles. En mai 2004, il y en avait douze en Ouganda, sept en Tanzanie et cinq au Rwanda.
« Désormais, notre voix est entendue et respectée par les autorités municipales locales, et nous sommes à même d’obtenir un meilleur traitement en termes de droits et d’avantages. » confie, en 2004, Maate Sulait, membre d’une coopérative de cireurs de chaussures de l’Ouganda, partenaire du projet.
Une vie décente
En s’organisant, donc, dans une structure coopérative, mes cireurs de chaussures, comme tant d’autres qui opèrent au sein de ce secteur informel inventif dont la propension à créer des emplois est extraordinaire, devraient pouvoir bénéficier d’une éducation, d’une formation, d’une protection juridique et sociale et retrouver leur dignité. Le prix de la traversée clandestine, qu’ils paient aux passeurs, pourrait être leur participation au capital de cette entreprise démocratique qu’est la coopérative – dont ils seraient, de surcroît, membres dirigeants. Le risque qu’ils sont capables de prendre en empruntant ces embarcations de fortune pourrait être canalisé vers une bonne gestion de cette entreprise.
Youssef Alaoui Solaimani