Face à la piste du terrorisme international agitée par Rabat une autre lecture est possible : les kamikazes ont agi sans lien avec l’extérieur mais dans le contexte singulier du développement de l’islamisme radical dans le monde arabe.
Le fait est que le royaume n’échappe pas aux dérives observées ailleurs. A la veille du 16 mai, un journal a publié un tract en vingt-cinq points distribué dans des mosquées de Casablanca. Mélange d’imprécations et de références au Coran, le texte est un brûlot. "La société dans laquelle nous vivons, peut-on y lire, est une société infidèle", qui a perdu ses repères, et dont les dirigeants sont des "renégats" et des "apostats". Les mosquées sont "des temples de perdition" aux mains de "collaborateurs" du "sultan infidèle" (le roi). "La lutte (le djihad) est nécessaire pour changer la situation et faire que la loi de Dieu remplace la loi infidèle (...). Puisque les gouvernants sont des mécréants, la lutte est nécessaire."
Dans le combat qui s’annonce, continue le texte, inutile de "brandir un drapeau ou d’annoncer le djihad (...). Il est légitime de tuer tous ceux qui protègent un mécréant, fussent-ils musulmans (...). Il faut tuer les militaires et les policiers s’ils tentent de défendre les gouvernants mécréants(...). Nulle protection n’est due aux femmes et enfants car les enfants des mécréants font partie d’eux(...) ".
Ce pamphlet légitime par avance les attentats du 16 mai. Mais, pour en prendre la mesure exacte et en cerner les limites, un détour vers l’organisation de l’activisme religieux marocain s’impose.
Deux grands courants le traversent aujourd’hui. Le premier, celui de l’islamisme traditionnel, est largement majoritaire mais scindé en trois courants : celui qu’incarne le Parti de la justice et du développement (PJD), représenté au Parlement (il a réalisé une percée aux législatives de septembre 2002 et constitue le principal parti de l’opposition) ; celui, numériquement plus important, de l’Association Justice et bienfaisance (Al Adl wal Ihssane) du vieux cheik Yassine ; enfin, une tendance un peu ouverte sur la gauche avec deux groupes (le Mouvement d’alternative civilisationnelle et le Mouvement pour la Oumma).
L’autre branche est issue du wahhabisme saoudien. C’est un produit d’importation récente (les années 1970), avec ses rites différents, mais traversé lui aussi par différents courants. "La construction d’écoles coraniques avec des fonds venus d’Arabie saoudite, les pèlerinages à La Mecque alimentent sa propagation", observe l’universitaire Mohamed Darif. Au Maroc, l’association de prédication pour le Coran et la Sunna, dirigée par un enseignant installé à Marrakech, Mohamed El-Maghraoui, est le porte-drapeau officiel de ce salafisme traditionnel et rigoriste resté fidèle à l’Arabie saoudite malgré le scandale provoqué par la venue de soldats américains sur la terre du prophète Mahomet lors de la première guerre du Golfe. Pour les adeptes de ce courant, les membres de l’association Justice et bienfaisance, et d’autres avec eux, sont des impies.
UN FOSSÉ IDÉOLOGIQUE
Le salafisme combattant auquel on fait porter la responsabilité au moins morale des attentats du 16 mai est un autre monde. On en connaît les principaux propagandistes. La plupart sont âgés de 20 à 30 ans. Prêcheurs, ils jouissent d’une popularité indéniable à Tanger (Mohamed Fizazi), Fès (Abou Hafs), Casablanca (Abdelkrim Chadli), Salé, près de Rabat (Hassan El Ketani)... Avocats d’un islamisme de combat, ils ont applaudi aux attentats du 11 septembre 2001. L’un d’eux, Mohamed Fizazi, a même qualifié Oussama Ben Laden de "compagnon du prophète du XXIe siècle", rappelle Mohamed Darif. Aujourd’hui, presque tous ont été placés en détention par les autorités - parfois de façon arbitraire.
Reste un dernier niveau, celui des groupuscules activistes qui versent dans la violence. C’est un milieu opaque et mal cerné. Deux groupes sont identifiés (il en existe d’autres) : celui du Droit chemin (Al-Sirat Al-moustaqim) de Zakaria El Miloudi, 35 ans, et celui d’Apostat et Pèlerinage (Atakfir wal Hijra) dont Youssef Fikri, 24 ans, est réputé le chef. C’est dans leurs rangs qu’auraient été recrutés les terroristes du 16 mai.
Un exemple donne une idée du fossé idéologique qui sépare les Savonarole de choc du groupe Atakfir wal Hijra des prédicateurs du salafisme combattant, pourtant proches de Ben Laden. Ceux-ci acceptent d’être fonctionnaires d’un Etat qu’ils combattent et de fréquenter les mosquées construites par ce même Etat ; ceux-là refusent de travailler pour l’Etat impie et de fréquenter ses mosquées. Ils préfèrent le commerce et lorsqu’ils font leur prière, c’est chez eux.
"Les jeunes qui dirigent ces groupuscules sont souvent d’anciens délinquants", note un autre universitaire spécialiste de l’islam radical, Mohammed El Aydi. "La violence qu’ils utilisaient avant leur conversion, dit-il, ils l’ont redéployée pour la mettre au service de leur nouvelle foi et faire régner l’ordre moral à l’échelle d’un quartier, d’un immeuble, d’un pâté de maison."
Même dans un Maroc où les pratiques religieuses progressent, le prosélytisme des "fous de Dieu" va trouver ses limites, nuance l’universitaire. "Les Marocains savent faire la différence entre la religion et le projet politique d’un Islam dévoyé. La réaction de l’opinion publique, scandalisée par les attentats, montre que notre société est mûre. L’exemple algérien a immunisé le pays contre ce type d’aventure."
De là à dire que le Maroc sera épargné à l’avenir.
Jean-Pierre Tuquoi pour lemonde.fr