En face du Cercle israélite, une des cibles des attentats terroristes de vendredi soir, l’excitation est à son comble. Escorté par un impressionnant dispositif policier, le roi Mohammed VI, vêtu d’un costume sombre, parcourt les salles éventrées par les déflagrations. Soudain, il rompt le protocole et vient saluer un groupe d’habitants du quartier. « Vive le roi ! Longue vie au roi ! », hurlent, en français et en arabe, une cinquantaine de personnes, pour l’essentiel des familles juives voisines. Chacun essaie de s’approcher de lui au plus près, ou même de le toucher. « Vous allez peut-être penser que nous sommes fanatiques, dit une élégante femme d’une quarantaine d’année, mais, pour nous, juifs, et pour tous les Marocains, Mohammed VI est l’arbitre respecté, le garant de notre sécurité. Il est venu pour nous rassurer et on n’a jamais eu autant besoin de lui. »
Soir de sabbat. Dans ce quartier des Almohades, en plein centre de Casablanca, on est encore sous le choc des attentats. Crâne dégarni et moustache fournie, Simon Cohen habite au deuxième étage d’un édifice situé à une vingtaine de mètres du Cercle israélite, une bâtisse blanche et basse qui sert de centre social à la communauté juive locale. Il a vécu l’horreur en direct. « Vers 22 heures, j’étais en train d’enfiler mon pyjama quand j’ai entendu une forte explosion, puis une deuxième déflagration. En me penchant au balcon, j’ai vu un kamikaze entrer dans le Cercle peu avant que celui-ci n’explose dans tous les sens. » Des bouts de corps déchiquetés ont été retrouvés sur l’asphalte, sur les balcons et dans les arbres alentours. En ce soir de sabbat, le centre était fermé, et il n’y a pas eu d’autres victimes. Un tout autre jour, assure-t-on à l’unanimité, cela aurait été un « carnage », puisque le reste de la semaine une bonne centaine de personnes fréquentent ce lieu jusqu’à des heures tardives.
« Je n’arrive pas à croire que les terroristes nous visaient en particulier. Les cibles ont été choisies au hasard, veut croire Simon Cohen. En tout cas, j’ose l’espérer. » « Je suis bien moins optimiste, réplique une autre femme. Ils ne cherchaient pas forcément le massacre, mais, entre le cimetière juif et le Cercle, ils ont choisi des symboles pour nous terroriser. » Dans les rues adjacentes, les musulmans ne comprennent pas davantage ce qui est arrivé. Tous soulignent l’excellente relation entre les communautés. « Il n’y a jamais eu d’incident entre nous. Personne ne fait la différence, nous sommes tous des Marocains avant tout. Cela fait des siècles que nous vivons bien ensemble », dit un ingénieur en mécanique musulman.
Apparente normalité. Au lendemain de la tragédie, Casablanca donnait hier l’impression d’une apparente normalité. En ce dimanche, les rues grouillent de promeneurs, les terrasses de café sont pleines de monde. La plupart des habitants évitent de faire le moindre commentaire sur les attentats de vendredi soir, comme s’ils devaient être relégués au plus vite dans l’oubli. Autour des sites des cinq attentats, il est pourtant difficile d’en faire abstraction. A proximité de la Maison d’Espagne, où les kamikazes ont fait le plus grand nombre de morts, aux alentours de l’Hôtel Farah ou du restaurant El Positano, qui jouxte le consulat de Belgique, policiers et militaires délimitent un périmètre de sécurité où personne ne peut accéder. Dans les rues voisines, des centaines de policiers en civil sont omniprésents dans la moindre boutique, le moindre restaurant, attentifs à toute conversation suspecte.
« Manipulés ». Rue Faidi Khalifa, à 50 mètres de la Maison d’Espagne, un agent de la sécurité confie dans l’anonymat : « Les gens ne parlent pas parce qu’ils ne savent pas vraiment quoi dire. Tout le monde est dépassé par ce qui est arrivé. Pour tous, c’est inconcevable de tuer ainsi des innocents, en majorité des musulmans. Et puis, les Marocains sont persuadés que leur pays est très sûr. Il y a une grande confiance dans la capacité du royaume à les protéger. » Ici, le choc a été d’autant plus violent que la tragédie est survenue deux jours après l’Aïd al Mawlid, la fête de la naissance du Prophète, et dans la foulée des cérémonies qui ont suivi la venue au monde du prince héritier Moulay el Hassan, né le 8 mai. Au bas des marches de l’église Saint-François-d’Assises, où une messe vient d’être dite en hommage aux victimes espagnoles tuées vendredi soir, un vieux commerçant musulman en djellaba s’insurge : « Ceux qui sont responsables de ces horreurs ne peuvent pas être de vrais musulmans. C’est toujours un crime de tuer des innocents, ça l’est encore plus de tuer après la fête du Prophète. Ces criminels ne savent pas ce qu’ils ont fait, ils ont dû être manipulés. »
Hakim, qui dirige un centre linguistique tout proche de la Maison d’Espagne, résume le sentiment général : « Ce qui est arrivé, c’est simple à comprendre, c’est un attentat contre le Maroc, contre l’Etat marocain. Les attaques contre les juifs, contre les Espagnols ou d’autres, je pense que ce sont de fausses pistes. La vérité c’est que les cerveaux de cette opération ont voulu déstabiliser un pays musulman modéré, démocratique, qui a de bonnes relations avec l’Occident et notamment avec les Etats-Unis. » Parmi les gens qui acceptent de parler, la plupart se disent « offensés » par les actes terroristes. Mais, par peur ou par prudence, ils refusent d’émettre la moindre hypothèse quant à l’identité des auteurs ou de l’organisation qui serait derrière ces attentats. A la moindre mention de possibles liens avec les islamistes marocains, l’interlocuteur répond énergiquement par la négative. De l’avis général, les terroristes ne peuvent être des Marocains. « Si c’est le cas, nuance cependant un restaurateur, ce sont des jeunes types qui ont été fanatisés par une organisation extérieure. Car ce qui a été fait vise en fait à détruire le pays, son économie et son tourisme. »
« Maison Maroc ». Partout domine le sentiment d’être à présent sous une menace diffuse qui met en péril les fondements mêmes de la nation. Samedi soir, des dizaines de citoyens, relayés par des militants des droits de l’homme et des leaders politiques, ont manifesté devant le Parlement national aux cris de : « Non au terrorisme, oui à la démocratie. » La presse rend bien sûr compte de l’état de choc général, comme l’illustre la une de l’hebdomadaire le Journal, barrée d’un seul mot : « L’horreur. » En première page d’un journal en langue arabe, apparaît une photo géante du corps ensanglanté d’un kamikaze. La plupart des titres reflètent aussi l’idée que les terroristes se sont attaqués à la nation marocaine tout entière. Dans son édition de dimanche, le quotidien le Matin titrait ainsi : « Le Maroc déterminé à garantir la sécurité, la quiétude et la tolérance entre tous les fils de la nation. » On peut lire dans l’éditorial qui suit : « Dans cette maison Maroc, il est grand temps de militer activement en faveur du projet de société conçu et soutenu par sa majesté Mohammed VI et que nous avons fait nôtre. ».
François MUSSEAU pour Liberation.fr