Une maison de la danse à Casablanca ? Qui y aurait pensé, il y a une dizaine d’années ? Le Maroc commence en effet à peine à s’intéresser à la danse, dans une société où elle n’est pas reconnue comme un art à part entière. Le projet de cette maison de la danse est encore dans sa phase conceptuelle et l’idée en revient à Lahcen Zinoun, le premier Marocain à avoir étudié la danse et à l’avoir exercée en professionnel. Après plus de quarante ans de travail acharné et d’amour passionné pour cet art, quoi de plus légitime que de voir un jour se réaliser le rêve d’un grand opéra au Maroc, exclusivement dédié à la danse. Le projet est finalisé et une copie envoyée au Palais royal pour avoir la bénédiction du Roi Mohammed VI. L’idée peut sembler farfelue quand on sait que la ville blanche, forte de ses quatre millions d’habitants, n’a même pas un théâtre digne de ce nom. Elle ne l’est plus quand on écoute le danseur étoile, chorégraphe, metteur en scène et peintre à ses heures perdues nous parler de son projet.
Cette maison, il la voit comme un lieu de culture et de sauvegarde du patrimoine marocain pour tout ce qui touche à la danse, plus que comme un lieu où évolueront des troupes marocaines et étrangères.
Ce projet, selon ses concepteurs, ira de pair avec la mise sur pied d’une troupe des arts traditionnels composée exclusivement de jeunes, avec tout un programme de formation de danseurs professionnels mais aussi de professeurs de danse. « La manière dont on enseigne la danse classique dans les conservatoires marocains ignore tout de l’anatomie humaine, ce qui l’a desservie au plus haut niveau. Il est temps de rectifier le tir. »
33 MDH pour la seule construction
Le danseur et chorégraphe marocain n’oubliera jamais son passage au Conservatoire de Casablanca, où il a esquissé ses premiers pas de danse à la fin des années 1950. « Etudiant dans ce conservatoire, j’avais déjà compris que ce qu’on nous apprenait n’avait rien à voir avec la danse telle qu’elle est enseignée et pratiquée dans d’autres conservatoires à travers le monde. » En sa qualité d’étudiant, il pouvait suivre les représentations et les répétitions des troupes professionnelles étrangères qui se produisaient au Théâtre municipal. Le jeune danseur fut ahuri de constater la différence entre les cours du conservatoire et la réalité de la danse sur le terrain. Le fossé était énorme.
Pour en revenir au projet, en plus de la médiathèque, la maison de la danse comprendra un théâtre, des salles d’entraînement, des appartements pour les invités étrangers et une cafétéria. Coût prévu ? 33 MDH seulement pour la construction. Un problème épineux se pose toutefois pour le terrain, dans une ville qui connaît une véritable frénésie immobilière, et Lahcen Zinoun avoue tabler sur « le Domaine royal ou le conseil de la ville de Casablanca pour en trouver un. » Quant au financement, l’Etat est appelé à chercher des bailleurs de fonds pour financer ce projet à travers différentes fondations et mécénats, privés et publics.
Une caféréria et une résidence pour les invités étrangers
Mais qu’est-ce qui fait donc bouger Zinoun ? Pour comprendre sa passion pour la danse, il faut remonter aux années 50. Le conservatoire de la ville ne recevait que la « crème » de sa population, essentiellement les enfants de ce qui restait de la communauté française. Lahcen raconte qu’il découvrit ce lieu en 1958 (il avait alors quatorze ans), lors d’une de ses rares randonnées au centre-ville. Il faut dire qu’à l’époque les enfants de son quartier, Hay Mohammadi, ne s’aventuraient guère jusqu’au boulevard de Paris où se trouve cette institution, craignant les rafles de la police qui se méfiait des incursions des habitants de la « banlieue » dans les quartiers « chics ». De la musique filtrait des fenêtres du bâtiment, donnant sur le boulevard. Emerveillé, l’adolescent s’en approcha. La mélodie était si douce qu’elle subjugua le fils du hay. Si le centre-ville était réservé aux « élites », l’enseignement de la musique et de la danse au conservatoire était en revanche ouvert à tous, et gratuit de surcroît. Lahcen jura de s’y inscrire pour apprendre la danse. Il y fera un si beau parcours que la direction de l’école lui décerna un prix, en 1964. On peut penser que c’est de cette époque que date son rêve d’une maison de la danse où les enfants du pays pourraient déployer leur talent.
La même année, il quitta le Maroc en quête d’autres horizons. A vingt ans, tout était possible. Destination : Bruxelles. Maurice Béjart y faisait un tabac avec son « Sacre du printemps ». Sans se démonter, avec une certaine candeur, le jeune danseur marocain approcha la star mondiale de la danse classique et osa lui demander, alors qu’il était en pleine répétition, une audition. « Il ne m’a pas ri au nez. Pourtant, tout maître de ballet en Europe connaissant les grandes écoles du monde et les différents styles de danse savait qu’au Maroc il n’y avait ni école ni style », se souvient Lahcen. Mais Béjart ne l’éconduisit pas comme un bon à rien. Se souvenant que l’un de ses meilleurs élèves, un certain Germinal Cassado, était aussi marocain, il lui conseilla d’aller prendre d’abord des cours au conservatoire de la Monnaie, à Bruxelles. Il lui recommanda de prendre contact - ce sera une rencontre déterminante dans sa carrière - avec une certaine Mme Sana Dolsky, rue Royale, une Russe, maîtresse de danse. « Quand j’ai assisté à son premier cours, j’ai eu honte de lui dire que j’avais déjà fait une école de danse », se souvient encore Lahcen. Les cours étaient payants, or il était pauvre. La dame eut pitié de ce jeunot qui en voulait et l’accepta à ses cours. En échange, il s’occuperait du ménage des studios. L’apprentissage dura une année, entre le conservatoire de la Monnaie et l’école de Mme Dolsky.
Un jour, il tomba sur une annonce : le Ballet royal de Wallonie recrutait des danseurs. Fou d’espoir, il alla à Charleroi passer l’audition, il la réussit. Il fut recruté en tant qu’élève stagiaire. Devenir danseur dans une compagnie, participer à des répétitions matin et soir, le transporta. Stagiaire ou pas, il était sur un petit nuage. Sa priorité : assouvir sa soif d’apprentissage, et il apprenait goulûment tout ce qui se chorégraphiait sous ses yeux. Quand, entre midi et quatorze heures, les danseurs allaient se restaurer, lui restait sur scène pour répéter, le ventre creux.
Le fils de Hay Mohammadi grimpa petit à petit les échelons jusqu’à devenir , en 1970, danseur étoile, titre qui lui ouvrira la voie pour jouer les meilleurs rôles. Ce qu’il regrette le plus alors, c’est le cours de ballet, où, euphorique, noyé dans la masse des danseurs, il se sent vraiment dans son élément. La même année, Lahcen épousa Michelle, danseuse également. Ils ne se quitteront plus.
Il dansait comme un Russe, portant ses partenaires dans un équilibre irréprochable
Pourtant, ni son mariage ni le succès ne lui feront oublier le Maroc. Le désir d’y retourner le hantait. Le hasard et sa rencontre avec Claire Motte, une danseuse étoile de l’Opéra de Paris, précipiteront ce retour. En effet, pour l’honorer, le jour où il devint danseur étoile, on la fit venir de Paris pour l’accompagner sur scène. Ils allaient interpréter tous deux le ballet l’Oiseau de feu, d’Igor Stravinski. Lui dans le rôle du prince, elle, dans celui de « l’oiseau de feu ». Comme elle avait un programme très chargé à l’Opéra, la danseuse lui proposa de la suivre à Paris. C’est chez elle que Lahcen logea, et c’est à l’Opéra de Paris qu’ils répétaient. « Comme je faisais tourner très vite les filles que je portais, en gardant un équilibre irréprochable, un jour, la jeune femme me demanda si j’avais appris la danse en Russie », se souvient-il. Il lui répondit que non, tout en se disant que son professeur russe de Bruxelles y était sûrement pour quelque chose. Cette danseuse parisienne, il ne comprenait pas pourquoi, semblait par ailleurs apprécier le fait que Lahcen fût marocain. Un jour qu’il s’était rendu dans sa loge pour lui en demander la raison, elle lui répondit : « Parce que vous avez un roi merveilleux. Les danseurs solistes de l’Opéra de Paris sont souvent invités à danser devant lui et sa famille et, après chaque représentation, il nous étonne par sa connaissance profonde de la danse. Il nous parle de ses préférences pour tel ou tel ballet, pour telle ou telle interprétation... ». Ce compliment alla droit au cœur du jeune danseur marocain et le conforta dans sa volonté de retourner au Maroc.
Pour les Marocains, à l’époque, la danse pratiquée par un homme, était une hérésie, voire un appel au sexe
Avec un roi amateur de danse classique, quoi de plus encourageant. D’autant que, dans ce domaine, le terrain était vierge, les conservatoires marocains dispensaient un savoir chorégraphique rudimentaire sinon tronqué. Et puis, le Maroc n’était-il pas aussi un pays de danse qui regorgeait de troupes de danse populaire comme les ahidouss, les ahwach... ? Cependant, l’artiste va vite déchanter. La danse classique pratiquée par un homme était pour les Marocains une hérésie, tout déploiement du corps un appel au sexe.
Il le comprit dès sa première représentation au théâtre Mohammed V, un 3 Mars, jour de la fête du Trône. Dans une salle archicomble, à peine un beau pas de deux réussi avec son épouse Michelle, des voix venant du fond de la salle le traitent de « pédé ». C’est la douche froide. Sensible comme il est, l’artiste reçoit l’insulte comme un coup de poignard dans le cœur. Ses amis essayèrent de le consoler, ils lui firent comprendre que, contrairement à la musique, au théâtre ou au cinéma, qui ont leur public au Maroc, il fallait d’abord en créer un pour la danse. Il lui fallait donc changer de style. « J’ai compris que j’avais intérêt à ne plus porter le maillot académique, à ne plus danser sur de la musique classique, à introduire des rythmes marocains, par exemple le malhoun de Houssein Toulali, en organisant le ballet autour. » Et cela réussit. Le public devint plus attentif à ses représentations, « mais pas plus », se plaint le danseur. Après la fin de chaque représentation, les gens venaient le féliciter plus par politesse que par émerveillement devant le spectacle, et cela lui faisait mal au cœur. « Il faudrait encore batailler et innover pour créer un public. La danse, en tant qu’art, échappait encore à la sensibilité des Marocains, dépourvus de mémoire visuelle. »
Il alla alors sur le terrain créer une nouvelle troupe plongeant ses racines dans le terroir. Le Festival de Saïdia de 1980 lui en offrit l’occasion. En prenant part à sa préparation, il découvrit que la région de l’Oriental regorgeait de styles de danse régionaux, genre laâlaoui, n’hari, reggada, outat l’haj, des belles danses célébrant souvent la guerre et le cheval. Il fallait y puiser le meilleur et l’intégrer dans ses spectacles.
Malgré ses efforts pour s’adapter au public marocain, il est maltraité et sombre dans la dépression
Ce sera le tournant de sa carrière marocaine de danseur professionnel dont le point d’orgue fut la création, en 1986, à la demande du ministre de la culture de l’époque, Mohamed Benaïssa, d’une troupe nationale de danse composée de danseurs authentiques. 120 jeunes garçons et filles répondirent à son appel. Il en garda la moitié. Premier spectacle, à Rabat, la même année. En scène, une grande gadra. Au-dessus, une danseuse, en bas, une foule de danseurs qui donnaient le rythme en chantant a capella. Le succès fut énorme. Mais c’était aussi le début de la descente aux enfers. « Le spectacle n’a pas été du goût de certains qui sont allés s’en plaindre devant le roi Hassan II. » Une chose est sûre, le Roi, qui ne tarissait pas d’éloges sur les troupes étrangères, ne voulait, dit-on, pour la population d’autres danses que celles du folklore traditionnel. Zinoun n’a pu supporter « l’ignominie des ragots » colportés contre lui. Il sombra dans la dépression. Durant cette période sombre, la peinture lui sera d’un grand secours : de beaux tableaux portant sa signature ornent encore les murs de son salon, témoins de cette époque. Ce fut une véritable thérapie, tout comme le cinéma, vers lequel il se tournera quelques années plus tard, tout en restant fidèle à ses premières amours : la danse. Son école et sa troupe, le Ballet Zinoun qu’il fonda en 1973, sont devenus une pépinière de danseurs. Citons parmi eux Kaïss et Chems Eddine, les deux fils de Lahcen, qui y sont professeurs. Le premier est un ancien du ballet de Béjart et danseur étoile au San Francisco Ballet, le second est un ancien du Ballet royal de Flandres.
Source : La vie éco - Jaouad Mdidech