"J′ ai découvert que les jeunes, lorsqu’ils adhérent aux idées d’un savant ou d′un prédicateur, en deviennent des inconditionnels, au point de vénérer ses paroles et ses idées", déclarait Hassan Kettani, tout fier, à Al Watan al Arabi en novembre 2002. Et pour cause, ajoutait-il, "nous n’avons pas d’adeptes, mais plusieurs jeunes, dans plusieurs villes, nous respectent et nous estiment". Qui "nous" ? Interpellé, en février 2003, ce prédicateur, qui dépasse à peine la trentaine, a livré en détail le nom des acolytes qui se réunissaient chez lui. Rien de grave, de prime abord. "Nos objectifs consistaient à former une jeunesse qui observe l’islam à la lettre (moultazima) en vue de former une société qui fasse de même", lit-on dans le PV de police.
Comment s’y prenaient-il ? En multipliant les rencontres, dans des mariages, des fêtes privées, mais aussi à l’invitation d’associations islamistes, le MUR entre autres. Pour dire quoi ? Difficile de percer le mystère de ces cénacles privés. Mais, à juger de ses écrits dans Attajdid, Al Asr et de ses déclarations vaseuses, Kettani s’est entêté à montrer que "le rite malékite n’est pas vraiment observé au Maroc et que les gens de la Sunna [son mouvement> veulent restaurer les fondements de l’Islam au sein d’une société dépravée".
Leader politique ? Prédicateur en chef d’un réseau national ? Fabulations, certes, mais ses déclarations prêtent à confusion. En tout cas, il ne fallait pas moins pour que les services de sécurité l’affublent du sobriquet d’idéologue des opérations du 16 mai et l’accusent - rien de moins - de "constitution de bande criminelle, d′atteinte à la sûreté de l’Etat et de tentatives d’assassinats". Et ce, ne l’oublions pas, alors qu’il était en état d’arrestation quatre mois plus tôt, et que son unique arme était son discours d’illuminé. Peu importe, la preuve retenue contre lui, même si c’en est pas une, est qu’il a "de l’ascendant et de l’influence sur des personnes directement ou indirectement impliquées dans les attentats", ironise son avocat Mohamed Ziane. Les a-t-il côtoyés ? Peut être bien que oui, peut être bien que non. Certains d’entre eux avouent l’avoir connu ou du moins écouté. Lui même reconnaît, dans une interview, avoir été dans plusieurs villes, pour prêcher la bonne parole.
Mais lorsque le juge lui a demandé : "connais-tu Sidi Moumen ?", il a rétorqué, "qui est cette personne ?". Naïf, malin ? La question reste en suspens puisque le tribunal a refusé d’appeler à la barre les témoins à charge. Kettani est finalement condamné à 20 ans de prison ferme, pour avoir été le mentor d’accusés qu’il prétend ne pas connaître. Incohérent de bout en bout.
"Mon affaire n’est pas judiciaire mais politique", déclarait-il à Assahifa en mai 2003. Les commentaires, au lendemain de son procès, lui donnent presque raison. "J’ai rarement vu l’injustice administrée avec un tel degré de légalité", s’indigne cet observateur étranger, requérant l’anonymat. Réplique d’un haut responsable de l’Etat, "il y avait péril en la demeure. L’Etat avait besoin de marquer sa présence. Dans un tel moment de crise, ce n’est pas si grave que cela si la justice est grossière". Au point d’être injuste ? L’essentiel est de faire taire "les agitateurs politiques". Voilà le mot d’ordre. Oui, mais Kettani l’est-il vraiment ?
Fils de dissidents ou de savants ?
Derrière les chefs d’inculpation qui servent de paravent, Kettani est accablé pour son irrévérence. On lui reproche toujours en privé le fait qu’il refusait de prier pour Amir al Mouminine à la mosquée de La Mecque à Salé. "Il a de qui tenir". Ce commentaire-assassin, on l’entend insidieusement, ici et là, depuis le début de cette affaire. Il consiste à dire que les Kettani, en règle générale, "n’ont jamais été des tendres envers les alaouites". Qu’en est-il réellement ? Prenons le cas le plus connu, celui de Mohamed Ibn Abdelkebir Kettani. Cet homme était au début du 20e siècle, à l’époque du sultan Moulay Abdelhafid, le cheikh des oulémas. Il était plus farouchement opposé à l’invasion française qu’au pouvoir alaouite. Son pouvoir moral en tant que savant a fini par lui donner un poids politique. Mais suite aux différentes pressions qui ont été exercées sur lui, il a pris la résolution de quitter son fief, à Fès.
Là, apprend-on dans une thèse d’histoire récemment publiée, "c’est un agent français qui a fait savoir au Palais que Kettani sortait pour rassembler les tribus contre le pouvoir central". Il en a souffert le martyr, a vu les siens emprisonnés avec lui, et a subi de longues années de torture, pour une dissidence susurrée. Son frère cadet, Abdelhay, tout aussi grand savant, auteur d’une encyclopédie sur le Hadith, a eu, des années plus tard, autant sinon plus de pouvoir moral. Mais, par esprit revanchard ou par dépit, il a soutenu, contre le gré des nationalistes, le sultan fantoche, également alaouite, Mohamed Ben Arafa. Ce qui lui a valu d’être excommunié après coup. Malgré tout cela, il serait injuste de cataloguer les Kettani comme des dissidents nés.
Certains d’entre eux ont été proches des sultans, sans y faillir, et d’autres ont été des soufis en retrait. Par contre, tous ont toujours été des oulémas ou au moins des connaisseurs en religion, conservateurs, zélotes, qui se sont opposés aux réformistes et ont considéré la moindre ouverture sur l’Occident comme une source de déstabilisation. Hassan, le jeune cheikh aujourd’hui en prison, a été suffisamment imprégné de cette tradition. Sa famille, aristocratique et érudite, garde des traces écrites de ce legs et reste fière de sa singularité. Son oncle, Driss Kettani, est l’un des derniers oulémastrublions de la place. Comme son neveu, aujourd’hui mis sous les verrous, il s’est longtemps battu pour que les oulémas aient le droit d’émettre des avis "politiques" indépendamment du Makhzen. Peine perdue.
prosélytisme et savoir traditionnel
Cette tradition familiale a été transmise à Hassan, principalement par son grand père, Mohamed Al Mountassir, un autre savant de la tribu. Nous sommes en 1980, au lendemain de la révolution iranienne. Le grand père Kettani est conseiller du roi saoudien, Fayçal. Il est à l’avant garde de la bataille sunnite contre la remontée des chiites. Son fils, Moulay Ali, père de Hassan, est le premier de la lignée à coupler un diplôme américain en sciences modernes (énergie nucléaire) avec une envie ardente de servir la da’wa (prosélytisme) islamique. A partir de ce centre névralgique de l’islam, Wahhabite, salafiste, Hassan a vécu entre un grand père alem-politicien et un père diplomate, au sein du Congrès islamique. Vivant à Djeddah, à 70 km de La Mecque, il a depuis l’âge de dix ans commencé à apprendre les bases du fiqh et de la charia de savants tenant à la spécificité musulmane, défenseurs de la banque islamique, etc. Son père entreprend, entre temps, plusieurs voyages et missions en faveur de minorités musulmanes éparpillées de par le monde. En compagne de son frère d’armes, Abdelkrim Khatib (avant la création du PJD), qui lui ouvrira plus tard les colonnes d’Al Asr, il entreprend un grand projet musulman à Cordoue. Hassan, uniquement imprégné de savoir traditionnel, assil, est fasciné par cette ambiance de prosélytisme tous azimuts qui l’entoure. Son père, raconte l’un des proches, "gagnait beaucoup d’argent mais vivait avec frugalité car il dépensait le gros de ses revenus sur les opérations de da’wa". Lorsque la famille retourne au Maroc en 1990, Hassan, contrairement à ses frères qui poursuivent des études scientifiques, se contente d’une école supérieure de management bas de gamme. Il y fait de la da’wa à sa manière et n’assouvit son désir de devenir alem - seule vocation qui l’attire - qu’en partant rejoindre ses frères et cousins à l’université Al Bayt en Jordanie. "Il était sociable, mais tenait à son indépendance. Il avait des avis trop tranchés, ceux d’un puriste", raconte l’un de ses proches qui l’y a côtoyé. Ses études archaïques, qui n’ont rien de plus transcendant que les études islamiques dans nos facultés, lui ont permis à son retour, en 1999, d’obtenir un certificat de conseil et de guidance (Al Wa’dh Wal Irchad) du ministère des Habous. Mais à l’époque, raconte l’un de ses amis, "il était encore dans l’ombre de son père". Disons qu’il était intimidé par la dimension scientifique, rationnelle, de son père qui lui manquait.
Un naïf entêté ou un rebelle manipulé ?
Les obsèques du père, Moulay Ali, en avril 2001, constituent un tournant dans la vie du jeune Hassan. Il venait de revenir du Machreq et avait à peine commencé ses prêches à la mosquée de La Mecque à Salé. Vivant dans le faste d’une villa du Souissi, il découvrait petit à petit les bas-fonds d’un quartier perdu, Laayayda. Ayant toujours considéré que la vérité est détenue par l’élite, il s’enorgueillit en plus d’être "un alem aux sources mondiales", rapporte l’un de ses proches. Le choc du 11 septembre venu, raconte un fonctionnaire du ministère des Habous, "ses prêches ressemblaient de plus en plus à des pamphlets radiophoniques. Entouré de jeunes radicalisés par la misère, il entonnait des propos enflammés contre l’Amérique, contre l’alliance anti-afghane, contre les Etats impies qui jouent le jeu et contre les ennemis de Dieu".
La première interpellation, faite sur la base de plainte de riverains, a été plutôt anecdotique. L’essentiel des reproches qui lui ont été faits concernait le caractère non orthodoxe des appels à la prière (1 au lieu de 3) et le fait qu’il ne priait pas pour Amir al Mouminine. L’explication la plus plausible est que, pris par le flux de sympathie dont il faisait l’objet (400 personnes par prêche), il a cautionné la radicalité de ces gens. Lui prétend l’avoir "canalisée". Mais à entendre son propos - en faveur du jihad, pour un islam purifié -, on voit mal dans quel sens. Toujours est-il qu’après la fermeture de la mosquée, il est devenu un prêcheur itinérant, au service de la da’wa, comme son père. Mais au lieu d’emprunter la voie institutionnelle, balisée, il a opté pour une voie à hauts risques. Tout commence avec la fatwa signée par lui, son oncle, Driss Kettani, et quatorze autres oulémas et savants autoproclamés, contre la cérémonie œcuménique tenue à la cathédrale de Rabat, en solidarité avec l’Amérique affligée. Certains signataires se sont rétractés sous pression. Son oncle, pourtant connu pour ses positions anti-occidentales tranchées, n’a pas surenchéri. Quant à lui, il a non seulement reproché à Alaoui M’Daghri, alors ministre de tutelle, de priver les oulémas de leur autonomie, mais est resté aux avant postes pour persuader ses pairs du bien fondé de sa démarche. Il a même récidivé, une fois l’attaque contre l’Afghanistan lancée, pour "condamner - au nom de la religion - l’alliance d’Etats musulmans avec les mécréants contre un Etat frère". A-t-il dépassé le cadre convenu de l’enseignement religieux ? En terme de discours, sans doute. En termes d’actes, des suspicions planent. Selon un haut responsable de l’Etat, sa supposée connivence avec Abou Hafs, dont le père était également en Arabie Saoudite, "lui a causé du tort". Selon maître Ziane, leur présence à deux comme prêcheurs acclamés dans un prétendu camp d’entraînement à Maâmora, est un signal prouvant qu’il "a été manipulé par les gens du MUR", tuteur de l’association organisatrice. Gravitant autour de lui, depuis la mort de son père et l’invitant à répétitions à prendre la parole, par associations interposées, les prosélytes du MUR l’auraient-ils piégé ? Ceux qui le croient partent du principe que c’est un "naïf". Or, qu’est-ce qui l’a empêché de se rendre compte, après sa première arrestation, qu’il risquait gros ? Le contexte "laxiste" de l’époque ?
Peut-être bien. Pourtant, tout le monde autour de lui l’invitait à revoir ses ambitions à la baisse. Et si c’était un rebelle entêté ? Il en a le tempérament, visiblement. Mais ce qu’il lui manque, indéniablement, c’est le flair politique. Il a souvent fait défaut à des puristes de son acabit. Abelkrim Khatib, ami de son père et son protecteur depuis sa mort, en a à revendre, lui. En le livrant à la justice, il voulait, dit-il, "lui éviter les conséquences d′un enlèvement. Finalement, il a été victime d′une injustice". Hassan n′a-t-il rien à se reprocher ? Si. Pour ses prêches enflammés, certainement. Mais les dirigeants des conseils des oulémas ne sont pas exempts de reproches. Depuis le début de la nouvelle ère, ils encourageaient les prêcheurs à "critiquer toutes les déviances, sociales et politiques, sans distinction aucune". Les temps ont changé. Les directives aussi. Et le Makhzen est obligé de faire le ménage. Comme il peut. Maladroitement, surtout.
Telquel