A la cour d’appel de Rabat, la machine judiciaire tourne à plein régime avec des prolongations en nocturne pour les délibérés. Les avocats passent d’une affaire à l’autre sans temps mort. Habillée de guenilles, une femme se lamente : « Mes filles ont subi un lavage du cerveau. On leur a rempli la tête avec ces histoires d’islamisme. » Ses fillettes, des jumelles de 14 ans, sont jugées à huis clos.
Imane et Sanae sont accusées d’activités terroristes. Les jeunes filles avaient projeté d’attaquer un supermarché de Souissi, le quartier huppé de la capitale, et auraient même songé à s’en prendre « à la personne du roi et à la famille royale ». Elles étaient sous l’influence d’un voisin plombier. L’imam de la mosquée à qui elles avaient confié leurs intentions afin d’obtenir son accord les a finalement dénoncées. « Grâce à Dieu, il les a livrées, sinon il y aurait eu une tragédie », clame la mère.
En audience, les gamines ont confirmé qu’elles voulaient faire sauter un magasin vendant de l’alcool et ont nié au roi la qualité de commandeur des croyants. « Ce sont des enfants qui n’ont pas conscience de ce qu’elles racontent. Elles condamnent la démocratie mais elles ignorent la signification du mot. Elles ne savent même pas où se trouve le Parlement », plaide l’un de leurs avocats, Me Abdelfattah Zahrach.
Fortement médiatisée, l’affaire hâtivement dite des « jumelles kamikazes » a stupéfié le Maroc. Les proches des jeunes filles semblent sortis tout droit de la comédie italienne Affreux, sales et méchants. Le père est mort, la mère végète d’expédients dans un logis miséreux d’un quartier connu pour son marché aux puces et ses vendeurs de kif. « Que voulez-vous ! Il est devenu normal de se faire péter la gueule pour aller au ciel parce que le quotidien est moche et miséreux ! C’est l’air du temps », commente un responsable politique.
Imane et Sanae ont écopé de cinq années d’emprisonnement malgré leur immaturité. Avec le dossier suivant, l’ombre d’al-Qaida plane à nouveau sur le petit tribunal aux allures provinciales. L’Italo-Marocain Abdelkassim Britel a été arrêté à Nador alors qu’il tentait d’embarquer pour l’Europe au surlendemain des attentats de Casablanca. Il était en Afghanistan en 2001 aux côtés de membres des réseaux Ben Laden, puis a rejoint le Pakistan et l’Italie. Mais le tableau général dressé à partir des procès demeure celui d’un extrémisme de proximité. Inspirée de l’exemple du héros kamikaze, la mouvance salafiste paraît invertébrée et spontanée. « Dans la plupart des affaires, les accusés se connaissent par leur quartier ou leur activité professionnelle », précise Me Zahrach.
Les sentences sont prononcées pour l’exemple. En dépit de son caractère expéditif, la justice marocaine respecte, de l’avis des avocats, les formes procédurales. « Le pouvoir est confronté à des phénomènes qui lui échappent. Sa réaction est de frapper fort et de ratisser large, mais il n’a pas de véritable stratégie. Il est vrai qu’il est confronté à un exercice difficile qui consiste souvent à juger des prêches », estime le sociologue Mohammed Tozy.
Professeur à l’université de Casablanca, Mohamed Tozy a commencé à étudier la montée de l’islamisme radical à l’époque où, sous Hassan II, il était particulièrement mal vu d’évoquer publiquement l’existence du phénomène. Aujourd’hui, il insiste sur l’absence de prise sur la population des émules de Ben Laden. « Les attentats commis par des mouvements atypiques et marginaux ont marqué la fin d’un mythe : le Maroc n’est pas réceptif à ce type de violence. Les attaques ont été suivies par de multiples dénonciations et propositions de collaboration avec tous les dérapages imaginables », commente-t-il.
Selon les responsables policiers marocains, les structures apparentes du terrorisme marocain sont désormais hors d’état de nuire. Des sympathisants, des opérateurs, des sergents recruteurs vantant les mérites du djihad et des petits émirs prononçant des fatwas sont sous les verrous.
Quelque 250 jeunes Marocains sont passés par les camps islamistes d’Afghanistan et du Pakistan. Ils se sont dispersés après la déroute des talibans en novembre 2001 avec pour mission de poursuivre la lutte ailleurs avec les moyens du bord. Beaucoup sont rentrés au pays. Comme Abdelkassim Bridel qui s’est replié sur une mosquée de Bergame après avoir fréquenté en Afghanistan, selon les policiers, le Yéménite Abou Ibrahim Bagram et le Pakistanais Lakdhar al-Masri, deux étoiles de la galaxie al-Qaida. A Casablanca, à Tanger, à Fez, des prédicateurs de la Salafiya Djihadiya se sont inspirés du même creuset religieux que les disciples de Ben Laden. Les éléments étaient réunis pour une explosion sur fond de misère et de chômage. Et le 16 mai douze kamikazes ont actionné leur détonateur en cinq lieux publics différents de Casablanca.
Les forces de sécurité marocaines avaient pris conscience de la menace après avoir été prévenues par la CIA au printemps 2002. A en croire les aveux de prisonniers marocains détenus à Guantanamo, une cellule de combattants saoudiens basée au Maroc se préparait à perpétrer une série d’attentats suicides contre des navires de l’Otan positionnés dans le détroit de Gibraltar. Les autorités marocaines ont rapidement arrêté et condamné trois Saoudiens et quatre de leurs complices, installés dans les faubourgs de Casablanca. Mais cela n’a pas suffi. La pelote a été ensuite déroulée après le 16 mai. A l’occasion de ses deux dernières interventions publiques, Mohammed VI a décrété « la fin du laxisme ». « L’heure de vérité a sonné », a-t-il proclamé.
Les autorités marocaines insistent sur la dimension internationale des attentats. Des ramifications sont établies avec une cellule espagnole d’al-Qaida démantelée par le juge Baltasar Garzon. Mais, au-delà des soutiens avérés à l’étranger, l’enquête éprouve des difficultés à désigner formellement un commanditaire extérieur. La DST marocaine est sur la piste du Groupe islamiste combattant marocain (GICM). Son chef, qui serait réfugié en Grande-Bretagne, est activement recherché. Les têtes pensantes du GICM seraient le chaînon manquant entre les kamikazes et al-Qaida.
Source : Le figaro