Alors que certains Marocains appellent à l’annulation de la célébration de l’Aïd al-Adha sur les réseaux sociaux, d’autres tiennent au respect de cette tradition religieuse.
L’île compte au moins 25 000 musulmans, qui s’apprêtent à vivre le ramadan. Cette présence importante suscite des tensions et des remises en question au sein de la population insulaire, inquiète de son identité et marquée par la tradition chrétienne.
Un chaud soleil d’arrière-saison, tempéré par une brise allègre, dore Bastia. 12 h 30, vendredi, l’heure de la prière collective pour les musulmans est proche. Sur un banc à l’entrée du jardin Romieu, au pied des hauts murs du palais des Nobles Douze, qui domine le vieux quartier génois de la Citadelle, Sofiane attend sagement d’aller faire ses dévotions, son sac à dos de lycéen déposé à ses pieds. Dix-sept ans et demi, d’origine marocaine, il est né en Corse, dans un petit village de la plaine orientale.
"Mes copains ne prient pas, alors c’est pour cela que je suis seul en ce moment", dit-il comme pour s’excuser. Est-il difficile de pratiquer sa religion, ici ? Une seule mosquée, est-ce suffisant ? "Bien sûr, il en faudrait plusieurs, mais d’abord tous les "Arabes" de Corse ne pratiquent pas et puis ce n’est pas la peine d’attirer l’attention sur nous", soupire l’adolescent.
Il connaît à peine le pays d’origine de ses parents, n’est allé que trois fois sur le continent et se sent plutôt bien que mal dans sa peau "de jeune Arabe de la Corse", dont il parle la langue ; même s’il reconnaît que parfois il aurait préféré être corse "tout court"...
L’unique mosquée de Bastia qu’il fréquente, la "mosquée Mohammed-V", comme l’indique une petite plaque en marbre au-dessus de la porte d’entrée, se dissimule dans une agreste impasse du quartier Saint-Joseph, qui dévale en face de l’église baroque du même nom. Pas clandestine, non ! Elle existe depuis vingt-cinq ans. Mais discrète, très discrète. Donc pas dérangeante. Donc tolérée...
Le lieu de culte comporte deux salles voûtées d’à peine une trentaine de mètres carrés chacune, dans les soubassements d’un vieil immeuble habité par des immigrés. Les pratiquants arrivent silencieusement, s’installent sur les tapis. Quelque 80 personnes, épaule contre épaule : la mosquée est pleine.
L’adhan(l’appel à la prière) est modulé mezza voce. La khotba(le prêche) de ce vendredi sera consacrée, par l’imam, à des choses de la vie quotidienne : propreté et non-gaspillage de l’eau. Le rituel terminé, les fidèles se dispersent rapidement, sans bruit. Seuls quelques-uns s’attardent à déguster un couscous, apporté comme une œuvre pie.
INCIDENTS RACISTES
Une piété tranquille, bien assumée mais un peu craintive. Il y a quelque temps, une rumeur ne circulait-elle pas dans le quartier : "Ils" (les musulmans) voulaient transformer l’église Saint-Joseph, désaffectée, en mosquée ! Fausse rumeur, bien sûr, mais lancée par qui ? Personne ne sait, ou ne veut répondre... On garde en mémoire les violents incidents racistes qui ont eu pour théâtre, fin décembre 2002, la rue Droite, non loin de là.
La mosquée est qualifiée de "salle de prière privée" par la municipalité bastiaise, qui, sollicitée à plusieurs reprises, n’a pas voulu communiquer sur la place réservée à l’islam ou sur l’épineuse question de créer un carré musulman dans le cimetière municipal. "En vie on ne veut pas les voir, et morts on veut les dissoudre dans le néant", explique, lapidaire, Danièle Maoudj, kabyle par son père, corse par sa mère, enseignante d’économie à l’université de Corse et écrivain. Au printemps 2001, scandalisée par les atermoiements des édiles de Bastia et de Luciana à propos de l’inhumation de deux membres de la communauté musulmane, elle avait adressé une lettre ouverte aux élus insulaires, intitulée "Fosse commune pour les musulmans de Corse ? !".
A Furiani, près de Bastia, l’islam ne se dissimule pas. Une mosquée capable d’accueillir 800 personnes a été construite il y a deux ans, sur un terrain acheté par l’Association cultuelle et culturelle des musulmans (ACCM) de la Haute-Corse.
Mohamed Khallouki et Khalid Diani, respectivement vice-président et trésorier du conseil régional du culte musulman de Corse (CRCM), ne sont pas peu fiers de ce lieu, même s’il ne comporte aucun signe distinctif de son appartenance religieuse et ressemble de loin à une sorte de grand hangar rectangulaire blanc, un peu anonyme...
"Nous n’avons aucun problème avec les voisins corses. Ils ont compris que nous voulons vivre notre foi musulmane sans les gêner. Lors de la prière de l’Aïd, ils ouvrent même leurs terrains pour que l’on puisse garer nos voitures", disent-ils tous les deux. "Nous envisageons de créer un centre culturel, autant pour les besoins de notre communauté que pour faire connaître notre religion et notre culture aux non-musulmans", renchérit Amine, le président de l’ACCM, un peu plus âgé. Le ramadan, mois de jeûne rituel, qui doit débuter le 26 ou le 27 octobre, sera, d’ailleurs, pour eux l’occasion d’un partage d’amitié avec leurs amis de confession chrétienne.
"C’EST DUR PAR ICI"
Jeunes, modernes, ouverts, ayant pignon sur rue pour ainsi dire - travail, voiture et logement à eux -, ils ne s’en laissent pas conter, affirment avoir pris racine dans l’île et, sans complexe, revendiquent le droit de pratiquer ouvertement leur religion. Face au racisme qui existe, "mais pas plus qu’ailleurs", ils espèrent par leur comportement fissurer le mur de l’incompréhension et du rejet. Mais Furiani, avec son islam "visible", ressemble à une exception.
A Ghisonaccia, bourg sans caractère de quelque 3 000 habitants, dans la riche plaine agricole d’Aléria, la situation apparaît tout autre. Ici, les très nombreux immigrés, légaux ou clandestins, sont pour la plupart ouvriers agricoles. Le café La Gazelle, tenu par un Corse, est le seul lieu de rendez-vous, à la fois accepté et imposé, pour la communauté, au centre de la petite ville. A l’entrée de Ghisonaccia, face à l’arrêt du car, donc lieu neutre, la brasserie Chi Fa accueille indifféremment les uns et les autres. Mais elle est loin et chère.
" Une mosquée, ici ? Impossible, "ils" la feraient sauter !", assure Driss, âgé d’une quarantaine d’années. "Nous n’avons rien, ni mosquée, ni salle de prière. La boucherie orientale-hallal- est à Aléria. Nous ne nous réunissons pas entre nous pour la prière collective ; nous craignons que l’on nous accuse de faire un lieu de culte clandestin et que les patrons ne veuillent plus nous embaucher. C’est dur, par ici, mon frère. Mais, inch’Allah, cela changera peut-être un jour !", assure le jeune Hichem, qui est arrivé dans la région il y a un an et demi.
Ces immigrés - pour la plupart des ruraux du Nord marocain - n’osent pas demander un lieu de culte, par peur de représailles éventuelles. Pour beaucoup dans une situation précaire, coupés de leurs racines, peu habitués à revendiquer dans leur pays d’origine, comment pourraient-ils, d’ailleurs, le faire si loin de chez eux ? Cette position arrange édiles et employeurs. Pour combien de temps encore ?
Ali Habib
Le Monde, France
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