À Casablanca, en face du port, une maison spacieuse, perdue dans des ruelles, abrite une équipe de tournage en effervescence. Ingénieur du son, maquilleuses, assistants, cameramen, tout ce beau monde s’agite, créant un brouhaha en guise de fond sonore. Un clap impose le silence,
suivi de la détonation de ces cinq mots. Moteur. Silence !!! ça tourne !!! Action !
Shlomo, l’exception qui confirme la règle
Plan large sur le patio de la maison de “Mustapha”. “Barbour”, un juif matelassier vient lui refaire ses matelas. Mustapha, le regarde et lui dit d’un ton rieur “Ils partent tous. Toi aussi tu vas partir ? Tu sais que si tu pars en Israël, tu ne trouveras pas de travail. Radi a t’nesh deban”. Barbour répond, agacé : “Qui t’a dit que j’allais partir ? Toute ma descendance est ici, et j’ai vu le jour ici. Je ne partirai pas !”
Cette scène correspond à 50 secondes du dernier film de Hassan Benjelloun, Le bar. A travers elle, le ton est donné et le sujet paraît évident. Le cinéaste remonte aux années 60 afin de retracer le climat social de ce Maroc d’après l’ indépendance. L’action se déroule donc, à Bejaad, dans un petit patelin qui assiste au départ des communautés juive et française. Le bar “Chez Pierre”, qui réunissait ces communautés pour des moments de détente, doit impérativement fermer. Toutefois, Shlomo, le personnage principal, refuse de quitter le pays. Or, sa présence, à elle seule, empêche la fermeture du bar car une loi stipule que, tant qu’un non musulman demeure dans la ville, l’endroit ne peut être fermé. Voilà qui entraînera des polémiques entre ceux qui voudront qu’il reste, d’autres qu’il s’en aille. Au bout du compte, Shlomo reste, alors que tous ses coreligionnaires quittent la ville.
La nostalgie du cinéaste
Pour Hassan Benjelloun, revenir sur cette période de l’histoire marquée par cette cassure était essentiel. Cette séparation à la fois soudaine et brutale, le cinéaste s’en souvient encore : “J’ai vécu à Settat, avec une famille de cinq juifs musiciens. Un jour je me suis réveillé et je n’ai trouvé personne. La rue était vide. J’ai demandé à ma mère où ils étaient partis, elle m’a répondu alors “Mchaouw L’falestine”. C’était la première fois que j’entendais ça. C’est une image qui m’a marqué. J’ai une sorte de nostalgie de cette période”.
La séparation a été douloureuse pour les deux côtés. à l’image de son personnage Shlomo, l’acteur Simon Elbaz était présent à Bejaad à cette époque. “Ces départs ont été vécus comme un arrachement, un déracinement. C’est une injustice de l’histoire. Ces différentes communautés cohabitaient ensemble au Maroc. L’art, le mode de vie, tout était partagé. C’était important que le Maroc ait son indépendance mais ça n’aurait pas dû entraîner ça”.
Vagues d’exil, entre fiction et réalité
Les relations du tandem juif/musulman n’ont pas toujours été un long fleuve tranquille. C’est une longue histoire entachée de tiraillements et de désaccords orchestrés par des événements politiques tels que la création de l’Etat d’Israël proclamé en 1948. L’événement a entraîné, par les contestations et émeutes qu’il a provoquées, une première vague d’émigration vers la Palestine. Cette période a été suivie par le départ d’une dizaine de milliers de juifs en 1955, résultant d’une négociation du pouvoir marocain avec les Etats-Unis en échange d’avantages financiers. Enfin dans les années 60, le Maroc assiste aux départs progressifs des couches populaires, exil dû en partie à la propagande anti-juive, menée par l’Istiqlal en 1967, entraînant le boycott des commerces juifs.
Ainsi, comme le précise Simon Levy, secrétaire général de la communauté juive de Casablanca, l’exode a connu trois grandes vagues. Le Bar de Benjelloun se focalise principalement sur les lendemains de l’indépendance du Maroc dans les années 60, pointant du doigt les départs précipités de l’époque. Des gens disparaissaient du jour au lendemain. Toutefois, Simon Levy émet un désaccord : “Benjelloun mélange tout. Les départs clandestins se sont faits avant 61. Après ce furent des départs organisés, avec la participation des organes du pouvoir, passeports collectifs... Quand je lui en ai parlé, il m’a répondu, ’ce film est une fiction qui s’inspire de la réalité’. Toutefois, la confusion est indéniable”.
Vue par le cinéaste, la période est longue et s’étire dans le temps, au gré d’ententes mais aussi de tensions et de ruptures. Difficile de retranscrire un tel état d’esprit en une heure et demie. Benjelloun garde un objectif : “Rendre compte d’une partie de l’histoire du Maroc. On parle souvent d’émigration, mais ces départs sont la plus grande émigration qu’on ait connue. Je veux provoquer la réflexion des gens, des jeunes qui n’ont pas vécu cette cohabitation. Je voudrais qu’ils prennent conscience que ces départs ont laissé un manque dans notre culture”. Le bar se veut être le témoin de cette coexistence et tolérance anciennes qui régissaient les rapports des deux communautés. “Les intentions restent certes tout à faits louables”, conclut Simon Levy.
Le spectre de la crise
Son propos sur la nécessité de témoigner est d’autant mieux reçu que la communauté juive est passée de 200 000 en 1960 à quelque 4000 actuellement. “Un lien indestructible nous lie au Maroc”, confie André Didier président du Comité de la communauté israélite de Fès, Sefrou, et Oujda. Pour Simon Elbaz, “ce film parvient à utiliser le passé pour traduire et exprimer une situation qui pourrait arriver à n’importe quel moment, entre communautés”. Une interrogation sur l’évolution ou la dégradation des relations d’un brassage interculturel.
Quand on lui parle du climat social actuel, Benjelloun, d’un naturel optimiste, répond : “Je pense qu’on est en train de remonter la pente. On va retrouver le Maroc d’autrefois, mais autrement, avec tout ce que cela implique comme modernité”. D’autres sont plus sceptiques. Simon Levy envisage une nouvelle menace qui tente de perturber l’entente cordiale entre les deux communautés, celle des islamistes : “Ils sont les ennemis du Maroc. Ce sont des mouvements anti- démocratiques, anti-judaïques, qui s’élèvent contre le développement du pays. Tout le monde s’obstine à fermer les yeux mais ils sont bel et bien en train de s’installer”. Nouveau danger ? Dans ce film sans fin, une image se fixe : celle qui représente communautés juive et musulmane comme une grande famille qui, face à des moments de crises, parfois les affronte et parfois préfère se voiler la face.
Latifa Lekhdar - Tel Quel