Une étude de l’Observatoire national des discriminations et de l’égalité dans le Supérieur (Ondes), parue cette semaine, met en évidence un obstacle majeur à l’emploi en France : le port du voile.
Législation Pour certains, l’introduction de critères de distinction ethnique dans les statistiques nationales rappelle les “fichiers scélérats” établis par la France de Vichy ou celle de l’époque coloniale. Pour d’autres, ils sont inévitables si l’on veut mesurer la pertinence des politiques antidiscriminatoires. Tour d’horizon des arguments des deux camps.
Etes-vous noir, arabe, asiatique, métis ?”... Aux Etats-Unis, il y a déjà bien longtemps que cette question ne choque plus. Là-bas, on utilise la collecte de données ethniques et raciales depuis 1790, date du premier recensement de la nouvelle république ! A l’époque, l’objectif était de fixer un nombre de députés par Etat devant siéger à la Chambre des députés, tout en évitant que les Etats possédant un grand nombre de Noirs ou d’Indiens ne dominent le Congrès. Aujourd’hui, elles permettent surtout de mesurer régulièrement la progression ou la résorption des inégalités : c’est ce qu’on appelle le monitoring, un outil pour évaluer la réussite ou l’échec des politiques de lutte contre les discriminations.
En France, parler de “statistiques ethniques” est encore largement tabou, à en juger par la vigueur des débats suscités par la publication dans Libération, le 22 février, d’un appel intitulé “Engagement républicain contre les discriminations”, lancé entre autre par Jean-François Amadieu, professeur à l’université Paris-I et directeur de l’Observatoire des discriminations, et Patrick Weil, chercheur au CNRS.
Cet appel, auquel ont souscrit des chercheurs, des syndicalistes et des militants associatifs (SOS-racisme, Mrap, Licra), est fermement opposé à l’utilisation de statistiques ethniques, rappelant que certaines méthodes comme le testing, consacré par une loi de 2005, permettent déjà de mesurer les discriminations à l’emploi, au logement et aux loisirs. La réponse ne s’est pas faite attendre, puisque le 13 mars, un autre texte, “Statistiques contre discriminations”, initié par Patrick Simon, démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined) et soutenu par une trentaine de chercheurs, était publié dans le Monde.
Le débat est désormais ouvert, et ne semble pas prêt d’être tranché : faut-il ou non introduire des critères de distinction ethnique dans les statistiques nationales et les enquêtes ?
La loi et l’usage
La loi du 6 janvier 1978 interdit de “collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement,
les origines raciales ou ethniques” Certaines études la contournent en se référant au lieu de naissance de l’interrogé ou de ses parents : ainsi, en 1998, la démographe Michèle Tribalat publiait une recherche dans laquelle elle combinait un critère “d’appartenance ethnique” défini à partir de la langue maternelle et un critère d’“origine ethnique” à partir du lieu de naissance des parents. Elle avait ainsi mis en évidence que les jeunes d’origine algérienne avaient un taux de chômage de 40 %, contre 11 % pour les Français dits de souche.
Pour
Patrick Simon, démographe à l’Ined, auteur du texte “Statistiques contre discriminations”.
“La question de savoir quelles sont les statistiques nécessaires à la lutte contre les discriminations n’est pas simple. Ce qui est en revanche certain, c’est qu’il nous faut aujourd’hui, en France, créer un outil afin de comprendre enfin les mécanismes de la discrimination et leurs conséquences. Nous ne savons pas mesurer ces discriminations, pas plus que nous ne pouvons juger l’impact des politiques visant à les résorber.
En tant que démographe, quand je veux évaluer un risque particulier pour une population donnée (risque de maladie par exemple), je rapporte le nombre de personnes potentiellement soumises au risque au nombre de celles effectivement victimes du risque. Si on veut donc évaluer les discriminations, on doit pouvoir faire de même. On disposerait ainsi d’un système de monitoring afin de suivre l’évolution des inégalités à des intervalles réguliers. Je suis bien conscient que le terme de statistiques “ethniques” peut heurter certains défenseurs du modèle républicain d’intégration à la française, tout comme je suis conscient des précautions à prendre pour empêcher les utilisations et les interprétations xénophobes de cet instrument. Mais, devant les discriminations qui persistent, nous ne pouvons plus faire l’économie de cet outil.
Un chiffre notamment a beaucoup fait bouger les consciences : une enquête a montré qu’à diplôme égal et origine sociale équivalente, les personnes définies comme ‘d’origine maghrébine’ ont deux fois et demi moins de chances de trouver un emploi que des personnes ‘d’origine française’. Pour réaliser ce type de travaux, on a recours au lieu de naissance des parents ou des grands-parents, mais cela reste encore très marginal : on ne l’a utilisé que dans trois enquêtes sur environ cent cinquante ! Et ce critère de lieu de naissance, qui est le seul moyen dont nous disposons en l’absence de catégories ethniques et raciales, ne sera plus tenable dans quelques années : il y aura en effet de plus en plus de parents nés en France ! De même, se baser uniquement sur le patronyme des interrogés n’est pas pertinent : on sait que près du tiers des parents d’origine maghrébine donnent des prénoms ‘français’ ou ‘internationaux’ à leurs enfants. Cela ne permet pas non plus de distinguer les originaires des DOM-TOM qui sont aussi discriminés tout en ayant des patronymes ‘français’. Nous devons entrer dans la boîte noire du modèle d’intégration, qui n’a pas tenu ses promesses. Les arguments consistant à dire que nous stigmatiserions certaines catégories ne sont pas tenables : c’est justement parce que les discours publics et les pratiques sociales stigmatisent certaines populations que se pose la question des moyens pour les contenir et les conjurer ! Les statistiques ethniques sont un de ces moyens, car elles permettraient d’identifier les blocages, de sensibiliser l’opinion, de fixer des objectifs et d’évaluer les effets des politiques.”
Contre
Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de l’Observatoire statistique de l’immigration et de l’intégration, membre du Haut Conseil à l’Intégration, rapporteur de l’avis “Les indicateurs de l’intégration”, remis au Premier ministre en février 2007.
“S’il est essentiel d’évaluer les inégalités et les discriminations qui persistent malgré les mesures en faveur de l’égalité des droits et l’égalité des chances, le recours à des catégories de population en raison de leur origine ethnique semble aussi archaïque qu’illusoire. Le lien historique entre catégories ethniques et sociétés de ségrégation (comme l’Inde, l’Afrique du Sud ou les Etats-Unis) montre que la réparation historique instituée dans ces pays était une réponse à la ségrégation ethnique qu’ils avaient institutionnalisée. Aujourd’hui, ce système de catégories ethniques est remis en cause par la plupart des pays qui l’ont expérimenté. Les catégories ethniques correspondent à un découpage socio-anthropologique souvent contesté (citons, par exemple, les juifs, introduits, puis enlevés de la liste des minorités ethniques aux Etats-Unis, ou les Irlandais apparus dans le recensement britannique, ce qui a déclenché récemment la revendication des Ecossais et des Gallois). Le caractère réducteur du critère ethnique se fait au détriment de la pluralité des origines et des appartenances, de la complexité et de l’évolution des trajectoires individuelles. Cela est particulièrement vrai pour la France, dont la conception de la nation repose essentiellement sur le lien politique et la citoyenneté. Raisonner en termes de catégories ethniques va à l’encontre d’une construction historique.
Par ailleurs, la catégorisation ‘ethnique’ risque d’accentuer les phénomènes ‘revendication du stigmate’ (selon l’expression du sociologue américain E. Goffman), qui conduisent à la surenchère de certains groupes dans leur volonté de reconnaissance, comme cela s’exprime à travers la ‘guerre des mémoires’. Ceci engendre des conflits interethniques, voire un racisme intercommunautaire, ainsi que des phénomènes d’ethnic leadership et de clientélisme peu favorables au développement de la démocratie. Enfin, l’aggravation des inégalités risque de se développer avec la perpétuation de modèles d’explication et de logiques ethnicisantes qui deviennent rapidement discriminatoires. La pensée par stéréotypes prend appui sur des schémas de comportement, des modes de vie ou des coutumes religieuses lus comme autant de déterminants de l’identité collective. Cela conduit à ignorer ou à minimiser le nombre des personnes qui choisissent un parcours individuel d’intégration, qui refusent ‘la fatalité des origines’. Comme le remarquait l’écrivain François Cheng, ‘un pays n’est pas un ramassis de personnes ou de groupes. Tous ses membres sont impliqués dans le réseau organique d’une aventure commune’”.
Le Courrier de l’Atlas - Hanane Harrath
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