La pénurie de médecins persiste au Maroc. Par ailleurs, la réduction de la durée de formation en médecine suscite actuellement une vive protestation de la part des étudiants.
Quelles valeurs pour la construction démocratique et l’émergence de la culture de l’individu dans la société marocaine ? Plus de cinquante ans après l’indépendance, le Maroc souffre d’un déficit des valeurs de civisme et de citoyenneté, sans lesquelles le grand chantier de la société moderne et démocratique lancé par l’Etat et les autres acteurs politiques restera un vœu pieux.
Sans aller jusqu’à reprocher aux Marocains leur incivisme à l’occasion des élections (37% de participation à celles du 7 septembre dernier), car ne pas voter est un acte politique, il est difficile de ne pas remarquer au quotidien un certain nombre de comportements qui dénotent d’un mépris des valeurs du civisme et de citoyenneté. Valeurs du travail aussi, de la responsabilité, de l’écoute et du partage.
Ce professeur universitaire raconte : « Mon père, un octogénaire, est tombé malade un dimanche. Les cabinets des médecins privés sont fermés et j’ai refusé de déranger ce week-end-là mes amis médecins. J’ai emmené le malade pour consultation aux urgences d’une polyclinique publique. Si les lieux étaient relativement propres, j’ai été effaré par l’Etat des toilettes.
Elles étaient bouchées et des odeurs nauséabondes s’en dégageaient. Un mépris total pour le citoyen dans un service public censé prodiguer des soins aux malades ». Ce n’est pas tout. Quand ce citoyen est allé se plaindre énergiquement auprès du médecin-chef, responsable de l’établissement, ce dernier lui a rétorqué sans ciller : « Nous n’avons de leçons à recevoir de personne. Si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à emmener le malade dans une clinique privée ! ». Une réponse qui en dit long sur le degré de civisme d’un médecin responsable d’un service public. Pour calmer le jeu, une infirmière intervient alors pour expliquer que ces toilettes sont nettoyées quotidiennement deux à trois fois par jour, mais qu’elles sont toujours obstruées. Que ce sont les usagers qui jettent partout coton, pansements, papier hygiénique...Tout le monde est donc responsable de cette incivilité qui ronge la société marocaine.
Un autre exemple d’incivilité et d’irresponsabilité : nous sommmes dans un établissement du ministère des finances pour payer la vignette automobile. Une trentaine de personnes au moins font la queue et attendent leur tour. Il est quatre heures de l’après-midi quand, tout d’un coup, le préposé au guichet baisse la vitre, et, son petit tapis à la main, s’en va faire sa prière dans un coin. Quelques grincements de dents dans la queue, mais aucune protestation franche. Cette forme d’irresponsabilité et d’incivisme dans un service public censé servir les citoyens devient assez courante.
Comme il est devenu banal de voir quotidiennement des feux rouges grillés par les usagers de la route, des voitures et des biens publics saccagés par des adolescents à la sortie d’un stade, des automobilistes ouvrant les vitres de leurs voitures pour en jeter des ordures…
« La citoyenneté est un engagement national et moral, voire politique »
Toute la problématique, aussi bien au niveau du quartier, de la ville, qu’à l’échelle nationale est celle de la citoyenneté et du civisme. Mais, comment pourrait-on définir la citoyenneté ? Le nationaliste et écrivain Abdelkrim Ghallab, lors d’une conférence sur « La nation, citoyenneté et horizon du développement », organisée par l’Académie du Royaume en 2006, décrit ainsi cette notion.
« La nation, avait-il dit, ne peut faire abstraction de l’humanité de l’homme, et ne peut accepter qu’elle soit une nation pour les animaux et les sauvages. Le citoyen tire son humanité du savoir, du travail et de la bonne conduite. La citoyenneté est un engagement national et moral, voire politique ».
Un élève qui triche lors d’un examen, un notable qui s’arroge le droit de ne pas respecter le code de la route car il appartient à une catégorie sociale qui croit que tout est permis, un juge qui accepte un pot-de-vin, un camionneur dont le véhicule envoie des volutes de fumée noirâtre... sont indignes en tant que citoyens vivant dans une communauté, selon le point de vue de M. Ghallab. Et jamais les valeurs de citoyenneté et de civisme n’ont été aussi couramment transgressées que ces dernières années.
Transgressées est un bien grand mot, rétorque ce sociologue : ces valeurs, pour être transgressées, doivent d’abord exister, or, ce n’est pas le cas, selon lui, dans un pays où la construction de l’Etat moderne date d’à peine cinquante ans. Un pays où l’esclavage n’a été officiellement aboli que dans les années 1920 avec le maréchal Lyautey. Un pays dont la moitié de la popution vit encore à la campagne, et 50% de l’autre moitié sont récemment arrivés des zones rurales et découvrent à peine la ville, les rues asphaltées, les feux rouges et autres nouveautés technologiques.
Pour Khadija Merouazi, secrétaire général du médiateur pour la démocratie et les droits humains, « l’Etat est une donnée nouvelle, donc fragile. Un Etat fort suppose l’émergence de l’individu, que cet individu ait tous ses droits, dont une culture de la modernité pour assumer toutes ses responsabilités, et cette émergence de l’individu est un chemin encore long. Comment parler d’une citoyenneté alors que la culture de l’individu est encore balbutiante ? », s’interroge la militante des droits de l’homme.
L’émergence d’une culture de l’individu est essentielle
Cette problématique a été au cœur du rapport du Cinquantenaire sur le Maroc possible, publié en 2006, et qui est l’œuvre d’une trentaine de chercheurs et d’intellectuels avec, à leur tête, le conseiller du Roi Mohamed Meziane Belfqih.
Le rapport, après un minutieux diagnostic sur les cinquante ans d’indépendance du Maroc et sur les valeurs auxquelles croient les Marocains, tire cette conclusion : le pays se trouve à la croisée des chemins, devant deux choix antagonistes : celui de la modernité et du développement, et celui de la régression. Que faut-il choisir ? Tout dépend de la capacité des acteurs politiques et de la société civile à faire pencher la balance vers la modernité et la démocratie. Or ces deux dernières ne peuvent se réaliser sans civisme et citoyenneté.
Ce débat était aussi au cœur d’une rencontre qui a réuni, du 8 au 10 mai courant, à Meknès, une brochette d’intellectuels conviés par l’association Bayt Al Hikma, présidée par la militante des droits de l’homme Khadija Rouissi. Thème de la rencontre : « Quelles valeurs pour la construction de la société démocratique ? » Rappelons que c’est Bayt Al Hikma, constituée à l’été 2007, qui a publié en janvier 2008, lors des événements de Ksar El Kébir, un manifeste pour la défense des libertés individuelles.
L’association avait dénoncé alors les « campagnes de stigmatisation religieuse suscitées et relayées par divers groupes intégristes, sites internet et titres de presse et qui constituent autant d’atteintes graves à un principe fondamental, universellement reconnu : celui des libertés individuelles ». Mais des libertés individuelles peuvent-elles exister sans transition vers la démocratie et sans inculcation des valeurs de civisme, de citoyenneté, de tolérance, d’écoute et de respect de l’autre ? Assurément pas, répondent unanimement les participants à cette rencontre.
Il y a une condition sine qua non pour la réussite de ce processus : l’émergence d’une culture de l’individu où les valeurs du civisme et de la citoyenneté prennent une place centrale. Comment ? Ces valeurs sont une responsabilité collective, répond Amina Bouayache, présidente de l’Organisation marocaine des droits de l’homme (OMDH), sur laquelle il faut interpeller « l’école, la société civile, les partis politiques et la presse. Or tous ces outils sont en deçà de leurs responsabilités ».
L’école est particulièrement incriminée, elle qui doit jouer un rôle dans l’éducation des six millions et demi de Marocains, du primaire au supérieur. Il doit y avoir une charte des valeurs qui traverse la société horizontalement et verticalement. Or, l’école, précisément, martèle Driss Bensaïd, sociologue et coordinateur du Groupe de recherche et d’études sociologiques (GRES), « fait une séparation nette entre l’enseignement, l’éducation et la culture. S’il arrive à l’école de dispenser un bon enseignement, elle est cancre en matière d’éducation et de culture ». Et sans culture du civisme et de la citoyenneté, le citoyen, particulièrement la jeunesse, est perméable à toutes les influences. Les médias publics qui ont un rôle fondamental à jouer manquent à l’appel.
L’Etat est spectateur, accuse Mme Merouazi, « au lieu de jouer un rôle d’acteur au plan audiovisuel. On a déclenché des grands chantiers, mais sans stratégie parallèle au niveau des médias publics. C’est bien de libéraliser l’audiovisuel, encore faut-il qu’il joue le rôle de levier dans la diffusion des valeurs de citoyenneté et de civisme ». Sans lesquelles, rappelons-le, point de démocratie .
Source : La vie éco - Jaouad Mdidech
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