« Brutalement, tout s’écroulait, on était menacé », dit-il en repensant à la série d’attentats qui, le 16 mai, a ensanglanté la capitale économique du royaume. Quatre mois après, il « ne croit pas » qu’il se déplacera pour élire, aujourd’hui, près de 24 000 conseillers communaux et, pour la première fois, les conseils municipaux des grandes villes.
A qui la faute ? Les discours électoraux qui ressemblent à d’assommants cours sur les compétences des conseils communaux ou leur rôle économique ? Les reportages télévisés qui montrent surtout des gens... qui ne voteront pas ? La lassitude face aux « promesses non tenues », un leitmotiv des couches défavorisées et d’une partie de la classe moyenne ? Le désenchantement à l’égard de réformes qu’on ne cesse de vanter mais qui somnolent ? « Les gens n’y croient plus, c’est tout », tranche Fouad. Autorités et états-majors politiques ont pourtant fait des efforts pour assurer la régularité du scrutin, notamment pour éviter les achats de voix. Cinq cents « agents d’autorité », des policiers coupables de malversations, ont ainsi été arrêtés et le ministère de l’Intérieur a « dissuadé » deux cents « indésirables à la réputation douteuse » de se présenter...
Extrême pauvreté. La morosité qui entoure ce premier scrutin national depuis les attentats de Casa et qui fait du taux de participation un réel enjeu tranche cependant avec l’âpreté du débat qui agite le sommet de l’Etat, de la classe politique et d’une partie des « élites ». « La vraie question, c’est de savoir si on va ou non garder le cap de la démocratisation », résume Nizar Baraka, un dirigeant du parti nationaliste de l’Istiqlal. Comme beaucoup, il redoute que les appareils sécuritaires, soutenus par une partie de la « société civile » et de la gauche gouvernementale, ne voient de salut que dans un sérieux coup de frein aux libertés et dans une répression massive des milieux islamistes. Avec le risque que cette dérive sécuritaire débouche sur un amalgame avec l’islam une référence déterminante dans le royaume , finissant par assi miler misère et « danger terroriste ». Le risque est d’autant plus grand qu’au Maroc la frontière est ténue entre une religiosité profonde et l’islamisme radical. Le remède, avec le danger de rupture sociale qu’il implique, serait évidemment pire que le mal. Car dans ce pays, l’extrême pauvreté affleure jusqu’aux flancs des quartiers chics des grandes villes, tandis que les seuls bidonvilles de Casablanca et de ses banlieues où habitaient les jeunes kamikazes du 16 mai abritent près de 300 000 personnes, soit 8,6 % de la population urbaine de la région.
Face à ce problème, l’enjeu des municipales peut sembler maigre. D’autant que, mode de scrutin oblige, la consultation aboutira à une carte politique très morcelée. Le vote accouchera pourtant d’une nouveauté qui mettra à l’épreuve la capacité de gestion des partis politiques le plus souvent coupés des réalités quotidiennes et qui sont loin d’avoir renouvelé leurs états-majors. Car, pour la première fois, les grandes villes seront gérées par un maire.
Profil bas. Mais surtout, l’élection à l’instar des législatives de septembre 2002, qui furent les premières du règne de Mohammed VI ne permettra pas de mesurer l’influence réelle de la mouvance islamiste. Car « Justice et bienfaisance », l’organisation du vieux cheikh Yas sine, non reconnue mais la plus enracinée dans la société, sera absente de la compétition. Et la seule formation islamiste autorisée, le PJD (Parti de la justice et du développement), briguera... très modérément les suffrages. Le PJD, qui avait quasiment triplé son score en obtenant 43 sièges en 2002, ne sera présent que dans 15 % environ des circonscriptions et ne présentera de candidats que pour 20 % des sièges en lice ! Mieux : il a fait profil bas dans les grands centres urbains, s’investissant dans les villes moyennes. Pour Saad Eddine Othmani, le secrétaire général adjoint du PJD, « il s’agit d’une décision politique à cause des craintes énormes que l’étiquette islamiste suscite ici et à l’étranger (...) ». Et d’ajouter : « On pourrait gagner la mairie de Casablanca, mais nous ne voulons pas envenimer le climat politique. Si demain on prend Casablanca, Agadir et d’autres grandes villes, j’imagine les titres : "Le Maroc tombe aux mains des islamistes." Nous ne voulons pas que le Maroc soit comme l’Algérie. »
En réalité, les islamistes « légaux » qui ne sont pas dans une logique de confrontation avec une armée et des appareils sécuritaires trop forts ont cédé aux pressions des autorités. Comme ils ont tiré les leçons d’une situation internationale défavorable et de la colère des secteurs les plus laïcs de la gauche et de la société marocaines après les attentats de Casablanca. Mohammed Yazghi, « poids lourds » de l’USFP (socialiste), ne leur a-t-il pas demandé de « présenter des excuses au peuple pour avoir suscité un terrorisme intellectuel qui a préparé le terrain » aux attentats.
Désespérance. Autre avantage de cette « retenue » pour le PJD : son influence ne pourra être quantifiée. Ce qui n’est pas inutile alors que la tragédie de Casa reste dans les esprits. Et que se multiplient les coups de filets dans les milieux islamistes destinés à convaincre les électeurs que « le péril est toujours là », selon le mot du ministre de la Justice, qui a annoncé l’arrestation de 900 personnes trois jours avant le scrutin !
En dépit de cela, le score islamiste demeure la seule réelle inconnue. Car, localement, le PJD entend donner des consignes de vote là où il ne se présente pas. Et aussi parce qu’on compte aujourd’hui près d’un million et demi de nouveaux jeunes électeurs potentiels, le roi Mohammed VI ayant autorisé le droit de vote à 18 ans. Cet électorat réputé englober une « forte composante islamique » se cantonnera-t-il dans une désespérance qui l’amène à ne pas voir l’intérêt d’aller aux urnes ? Ou participera-t-il au scrutin ? C’est sans doute là le véritable enjeu d’une consultation, à laquelle auront concouru et ce n’est pas négligeable toutes les composantes politiques marocaines.
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