Dans les coulisses d’une mode royale

10 avril 2007 - 01h11 - Maroc - Ecrit par : L.A

Mohammed VI aime la peinture, et il y met le prix. Les courtisans, puis les élites, suivent le mouvement. Du coup, le m arché de l’art flambe : un tableau peut atteindre, aujourd’hui, jus qu’à 3 millions de dirhams.

Nous sommes en 2006. Mohammed VI, comme cela lui arrive souvent, quitte le palais royal avec un cortège de sécurité allégé. Quelques kilomètres plus loin, sur la route des Zaers, le roi s’arrête devant une somptueuse demeure : celle du peintre Hassan Glaoui. “Il s’est arrêté d’un coup, ses proches collaborateurs étaient perplexes car personne ne
connaissait exactement l’objet de ce court déplacement, ni sa durée. Le roi s’est enfermé durant deux heures avec Hassan Glaoui, les deux hommes ont discuté peinture tout simplement”.

L’épisode en dit long sur la passion du souverain pour les arts plastiques, il renseigne aussi sur la cote d’un Hassan El Glaoui devenu, depuis l’arrivée de Mohammed VI au pouvoir, le peintre marocain le plus “hot”, celui dont les tableaux s’arrachent littéralement par la bourgeoisie de Casablanca, Rabat ou Marrakech. L’homme qui nous raconte l’anecdote ne fait pas exception à la règle : il possède “son” El Glaoui, une superbe peinture à l’huile fièrement accrochée au mur de son salon. “Je ne suis pas un fan, mais avoir un El Glaoui chez soi revient à posséder une partie de l’histoire de ce pays”.

Hassan El Glaoui est un phénomène, une mode aux effets dévastateurs. Fils du fameux pacha de Marrakech, l’homme peint comme il respire. Son talent indéniable n’a d’égal que sa passion (et sa patience) pour les chevaux, qu’il peint et repeint depuis plus d’un demi-siècle. “Hassan El Glaoui a peint plus de chevaux qu’il n’y en a dans tout le Maroc !”, dit de lui, avec une pointe d’ironie, un célèbre galeriste à Casablanca. Il n’y a pourtant pas que des chevaux dans la vie, et l’art, de El Glaoui. L’homme a longtemps évolué dans l’entourage de Hassan II. Mais le défunt monarque, connu pour son étonnant sens du contre-pied, avait choisi de placer le fils El Glaoui dans son secrétariat particulier en tant que chargé de mission… spécialisé dans le golf. Peintre et golfeur, Hassan El Glaoui a collectionné les portraits de ses proches, dont deux méritent particulièrement l’attention : ceux dédiés, très logiquement, à son père Thami et à Hassan II, qui se taillent la part du lion dans sa collection privée, celle qu’il fait admirer à ses visiteurs triés au compte-gouttes. “Il a aussi peint beaucoup de natures mortes, très belles par ailleurs, mais rien à faire, ce que les gens attendent de lui tient en deux mots : la fantasia, les chevaux”, explique ce connaisseur. Depuis l’avènement de Mohammed VI, le peintre, enfin débarrassé de l’étiquette de golfeur, a vu sa cote flamber. L’effet royal n’y est sans doute pas étranger. Le jeune monarque, fan de toujours, a même réussi à “convertir” (à la passion pour El Glaoui) Jacques Chirac et tout le gouvernement marocain réuni puisque, comme nous le rappelle ce collectionneur, “c’est bien un El Glaoui qui est suspendu derrière Driss Jettou, quand il préside les Conseils de gouvernement”.

Tous ces petits détails n’échappent pas à l’œil aiguisé des artistes, collectionneurs, galeristes et marchands d’art. Acheter un El Glaoui revient à acheter une partie de l’histoire du Maroc… et à faire preuve d’un goût sûr, une qualité appréciée dans les milieux de la haute bourgeoisie. “On peut l’acheter par mimétisme, par caprice ou, tout simplement, par admiration devant le grand peintre qu’il est. Mais les plus sceptiques peuvent toujours se dire qu’ils ont fait un bon placement”, explique ainsi Aziz Aouadi, collectionneur et revendeur d’œuvres d’art à Casablanca. El Glaoui, comme bon nombre de peintres marocains, a vu sa cote doubler, voire tripler en quelques années. “Un El Glaoui qui se négocie aujourd’hui à 150 000 dirhams, valait 40 000 dirhams il y a encore trois ans”, nous confie un critique d’art. A la maison de vente aux enchères CMOOA (Compagnie marocaine des œuvres et objets d’art), on nous explique que trois tableaux du maître de la fantasia, de valeur et de dimensions similaires, ont été adjugés à 140 000 dirhams en décembre 2005 avant de grimper à 245 000 DH en juin 2006 et à 400 000 DH en décembre de la même année ! Et ce n’est sans doute pas fini.

Mahi Binebine est à ranger dans la même catégorie des peintres “gagnants”, ceux qui flambent et que l’on peut acheter aussi bien par goût personnel que par souci de placement. Ecoutons-le : “Si quelqu’un m’avait dit qu’il viendrait un jour où je vivrais aisément de mon art, je lui aurais simplement ri au nez. Aujourd’hui, c’est une réalité, pour moi comme pour d’autres peintres. Je ne m’en plains pas”. Binebine, probablement le plus international des artistes marocains, a longtemps vécu entre Marrakech et Paris. En 2003, il a décidé de s’installer définitivement dans l’ancienne capitale du royaume. Pour son plus grand confort matériel et artistique. “Je n’ai plus tellement besoin d’exposer à l’étranger. Je ne m’explique pas tout le succès actuel de la peinture marocaine, mais je me dis qu’à Marrakech, où un nombre croissant d’Européens se sont installés, il y a de plus en plus de murs à meubler (de tableaux). Je me dis aussi que la bourgeoisie casablancaise a compris que l’acte d’acheter ne revient pas à perdre son argent, bien au contraire”. Bienbine ne croit pas si bien dire. A Marrakech, et surtout à Casablanca, on ne compte plus le nombre de personnes qui ont pu acheter et revendre, en un temps record (quelques mois à peine), des tableaux acquis quatre ou cinq fois moins cher. Quand on sait que la cote des artistes peut grimper jusqu’à 400 000 dirhams, on comprend que le marché prend, aujourd’hui, les allures d’un gros business, attirant aussi bien les mordus de peinture que les hommes d’affaires.

La ruée vers l’art

Pour bien mesurer ce que certains appellent déjà la “marocomania” actuelle, il faut sans doute remonter à la fin des années 1990, quand le roi Mohammed VI est monté sur le trône. “Il (le roi) a toujours aimé et acheté de la peinture, même à l’époque où il était encore prince héritier. Mais, en devenant roi, il a eu les moyens d’assouvir sa passion, décuplant ses acquisitions et faisant honneur, avant tout, à la peinture marocaine”, explique Fadel Iraki, collectionneur à Casablanca. “Mohammed VI a eu deux comportements décisifs : aimer la peinture et acheter marocain”, nous confirme un autre collectionneur, toujours à Casablanca.

Pendant très longtemps, collectionner des tableaux d’art n’était pas exactement un sport national. Beaucoup de passionnés et de “convertis” ont dû attendre de puiser dans la collection personnelle d’un certain Abderrahmane Serghini, mort en 1990. “Serghini était tout simplement le plus grand collectionneur marocain. Proche de la plupart des grands artistes marocains (les Miloud Labied, Jilali Gharbaoui, etc.), il achetait par lots entiers et offrait beaucoup de pièces pour le plaisir pur de partager. A sa mort, son impressionnant capital estimé à près de 4000 tableaux a été revendu auprès de multiples amateurs d’art”, nous raconte par exemple ce témoin. Une partie de la collection Serghini a échoué chez des particuliers, dont les hommes d’affaires Faouzi Chaâbi et Fadel Iraki. Une autre partie, sans doute la plus importante, a atterri à l’ONA, le holding royal alors dirigé par Fouad Filali, l’un des tout premiers grands patrons et hommes du sérail à s’intéresser de près à la peinture.

Mohammed VI, en 1999, allait donc bousculer l’ordre établi et devenir rapidement le premier collectionneur du pays. Son appétit pictural a sans doute dopé le marché local, comme nous le confirme Fadel Iraki : “Le mimétisme a fonctionné à fond, c’est sûr. Le regard sur la peinture a changé, beaucoup de personnes se sont découvert un intérêt, parfois une passion, pour l’art. Dans la foulée, c’est la valeur même des artistes qui a logiquement flambé”. Aziz Aouadi partage la même opinion, à la nuance près qu’il place la ruée vers l’art dans un contexte plus global : “Il ne faut pas oublier que l’avènement de Mohammed VI a aussi coïncidé avec un boom de la consommation tous azimuts. Les Marocains se sont mis à consommer plus, de plus en plus jeunes. Une nouvelle culture s’est progressivement répandue, notamment dans les milieux aisés. Des franchises internationales se sont installées au Maroc, etc. Aimer et acheter de la peinture s’inscrivent d’abord dans ce réveil général à la consommation”.

Mais c’est à partir de 2002 que la “fièvre” s’est muée en quelques mois, le temps que les premières maisons de ventes aux enchères voient le jour, en marché proprement dit. “Les maisons de vente ont permis de mettre des prix publics sur des artistes et des œuvres d’art. Cela a permis d’établir des cotes, qui servent de repères aux acheteurs potentiels et donnent une meilleure visibilité à l’ensemble du marché”, souligne Mahi Binebine. “Avant l’arrivée des enchères, les transactions se passaient parfois dans les galeries d’art ou, le plus souvent, en privé, dans les salons des maisons, voire chez les brocanteurs, sans aucune certification sur l’authenticité des œuvres à vendre”, souligne un galeriste à Marrakech. Acheter et vendre en privé reste une tradition bien ancrée dans les rapports entre artistes et collectionneurs, mais l’apparition des cotes a rendu, de l’avis de tous, les transactions plus “clean”, réduisant le risque d’erreurs, voire d’arnaque pure et simple.

Qui achète quoi et pourquoi

Un marchand d’art raconte : “Un jour, un client m’a appelé pour me demander de lui trouver un tableau de Gharbaoui, le même que celui qui était suspendu dans le bureau de son patron. Il ne savait pas que les tableaux sont des œuvres uniques !”. Tous les acheteurs ne sont pas des “accros” véritables et certains, comme l’explique Mahi Binebine, “ne savent pas très bien ce qu’ils achètent”. Mais ils achètent quand même ! “Dans les conversations des salons, dans les réceptions officielles, il est courant que la discussion bascule vers la peinture. Il est de bon ton, alors, de dire ou de montrer que l’on a un El Glaoui, un Labied, un Cherkaoui”, nous explique ce familier des nouvelles coutumes bourgeoises à Marrakech. “Les mêmes personnes peuvent investir des millions de dirhams dans leur collection personnelle sans jamais mettre les pieds dans une galerie d’art, ni miser sur un talent nouveau qui ne coûte pas très cher”, poursuit notre source.

Snobisme, suivisme et arrivisme intellectuel n’expliquent pas tout. “Un tableau ne prend de la valeur et ne s’apprécie qu’avec le temps. C’est comme le bon vin, c’est sur la durée que l’on apprend à y goûter”, nous avoue, non sans humour, ce collectionneur. Cela explique, dans une certaine mesure, la passion générale pour les “morts”, des peintres, il est vrai, d’une très grande qualité comme un Gharbaoui ou un Kacimi. “Mais attention, rectifie toutefois Aziz Aouadi, 90 % des morts passent automatiquement à la trappe. Si le temps donne de la profondeur à une œuvre, il peut la détruire tout aussi sûrement. La peinture, ne l’oublions pas, n’est pas en phase avec la société, mais plutôt en rupture. Il est très difficile d’en capter l’essence sans le recul du temps”. Voilà sans doute ce qui explique que la plupart des peintres cotés, au Maroc comme ailleurs, ont largement dépassé le cap de la cinquantaine.

Morts ou vivants, les peintres marocains tapissent aujourd’hui les murs des villas, des appartements chics, et de plus en plus de bureaux. La peinture, ce n’est pas forcément comme la confiture : plus on en a, plus on en décore les murs ! Un collectionneur raconte : “Chez moi, j’en mets partout, dans le salon, la salle à manger, la chambre à coucher, par thématiques, par époques, etc. Il m’est même arrivé, le jour où j’ai cessé d’aimer un tableau, de le placer dans les toilettes, mais derrière la chasse d’eau, de façon à ne pas le voir !”. En règle générale, l’exposition n’a pas pour seule vocation de montrer “que l’on a du goût”, elle peut aussi servir d’appât quand le visiteur est un client potentiel. “Entre collectionneurs, on peut s’échanger des tableaux, voire en vendre. Mais quand on tient à un tableau, il faudra vraiment que l’autre y mette le prix…”, poursuit notre source.

Toujours est-il que les vrais passionnés gardent jalousement leur collection qui meuble tous les décors de leur quotidien, à la maison comme au bureau. Le phénomène est de plus en plus visible dans les grandes banques, sociétés et administrations du royaume. Commentaire de ce connaisseur : “Une fois, je me suis amusé à évaluer la valeur des tableaux accrochés aux murs d’une banque. C’est très simple : plus je montais dans les escaliers pour me rapprocher de la direction, plus la cote des peintres montait. La répartition des tableaux était calquée, à la perfection, sur l’organigramme et la grille des salaires des employés !”. Aux directeurs les originaux d’un Belkahia ou d’un Qotbi, aux agenciers les lithographies… ou les calendriers illustrés.

Prêts pour le projet Camembert

Signe des temps : depuis le décollage du marché, en 2002, quatre maisons de ventes aux enchères ont vu le jour, presque coup sur coup. Ce n’est pas un hasard si ces maisons ont toutes choisi de s’établir à Casablanca, près des collectionneurs et des marchands d’art les plus importants. Ce n’est pas un hasard, non plus, si un ancien ministre (de le Privatisation), Abderrahmane Saaïdi, expert-comptable de formation, a choisi à son tour d’investir le marché : il est à la fois galeriste et responsable d’une maison de ventes aux enchères. Le marché, d’abord inexistant, ensuite prometteur, est loin d’être saturé. “Même si nous ne ciblons qu’une minorité parmi la bourgeoisie, même si nous avons le plus grand mal à importer des œuvres d’art (taxes prohibitives), ou à les trouver sur le marché local, notre cible est appelée à se développer, tant en quantité qu’en qualité”, annonce par exemple Aziz Aouadi, dont l’ordinateur portable est en permanence connecté aux sites dédiés au marché de l’art de par le monde, accessibles seulement sur abonnement.

Le meilleur est donc à venir. Un Fadel Iraki, par exemple, a acquis, en association avec le prince Moulay Ismaïl, un authentique bijou architectural : la villa dite Camembert (en raison de sa forme), tout près du Golf royal à Casablanca. “L’idée est de transformer la villa (4000 m2 dont la moitié en surface couverte) en un vaste espace de rencontres avec galeries, expositions, etc.”. Le projet devrait être finalisé courant 2008...

Zoom : Quand le roi achète

Ce n’est un secret pour personne, Mohammed VI est un grand amateur d’art. “Il lui arrive même de peindre”, nous confie un collectionneur. “Quand il était prince héritier, il faisait lui-même directement ses acquisitions, souvent à l’étranger, et avait un goût particulier pour les peintres orientalistes”, poursuit notre source. Aujourd’hui, comme nous l’explique un galeriste à Casablanca, le roi, qui a appris à diversifier ses goûts pour incorporer de plus en plus de Marocains (Gharbaoui, Labied, etc.) dans sa collection privée, se fait plus discret, même s’il continue d’acheter. “Il nous arrive de recevoir une commande du palais royal.

Souvent, c’est un membre du secrétariat particulier (Mohamed Mounir Majidi), ou un proche collaborateur (Hassan Mansouri, longtemps directeur de la société royale Primarios), qui nous demande un thème de peinture ou la collection d’un artiste en particulier”. Les acquisitions diffèrent selon le souhait royal car, poursuit notre source, “un tableau à accrocher au mur n’a pas la même valeur qu’un tableau à offrir”. C’est en effet une tradition, héritée du temps de Hassan II : le Palais offre aussi des tableaux, notamment aux prestigieux visiteurs étrangers (chefs d’Etat, particuliers, représentations diplomatiques). Sans oublier, bien entendu, que les collectionneurs, voire les artistes, peuvent offrir à leur tour des tableaux bien choisis au souverain. “C’est même devenu un code social : quand une personne veut se rapprocher du roi, ou tout simplement lui faire plaisir, elle lui offre un cadeau. Mais attention, le roi n’aime pas forcément tout ce qu’on lui offre !”, nous explique ce fin connaisseur des mœurs du palais. Les quelques galeristes qui ont eu le privilège de vendre ou offrir un tableau au roi s’en servent comme gage de confiance vis-à-vis à leurs clients potentiels. à Casablanca, on raconte qu’un galeriste a longtemps accroché, derrière son bureau, la photocopie d’un chèque royal, histoire d’en imposer à ses visiteurs...

Tendance : Quand les people achètent

Tout le monde est unanime : en dehors des collectionneurs privés (dont le défunt Abderrahmane Serghini), deux patrons de banque ont joué un rôle de précurseurs dans l’introduction, dès les années 1970-1980, de la peinture sur les lieux de travail : Abdelaziz Alami (collectionneur-né et amateur de Gharbaoui, il nouait des relations particulières avec les peintres chez qui il s’approvisionnait parfois directement) et Abdelaziz Tazi, respectivement patrons de la BCM et la Société générale. Une tendance qui a été dûment transmise à leurs subordonnés et plus tard à leurs successeurs, si bien que les deux banques (Attijari a aujourd’hui remplacé BCM) sont de très loin leaders en la matière. D’autres banques, d’autres secteurs, leur ont emboîté le pas : exemples de Bank Al-Maghrib ou de l’OCP, surtout depuis le passage de Karim Lamrani. Depuis les années 1990, c’est l’ONA, sous la conduite de Fouad Filali, qui a repris le flambeau, après avoir récupéré une partie de l’héritage de Serghini. Plus près de nous, des institutions comme Ittissalat Al-Maghrib, le Crédit Agricole… ou le gouvernement marocain (avec mention spéciale pour le ministère des Finances de Fathallah Oualalou) s’y sont mis, sans doute dans la foulée de l’enthousiasme royal pour la peinture. A signaler qu’une bonne partie de ces institutions ont choisi de confier la gestion de leurs acquisitions à des peintres ou à des experts reconnus.

Chez les particuliers, comment ne pas noter la passion précoce, et sans doute le flair et le sens des affaires, de l’assureur Fadel Iraki ou du promoteur immobilier Anas Sefrioui, qui s’y sont mis avant tout le monde.

Le premier figure parmi les grands spécialistes des peintres marocains, le deuxième a des goûts plus classiques… mais qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux du souverain : beaucoup de peintures orientalistes et du Glaoui, bien évidemment. Omar Benjelloun, plus que son frère Othman, était également un véritable amateur d’art.
Inutile de préciser, pour finir, que la plupart des hommes du sérail, Mounir Majidi et Hassan Mansouri en tête, se sont ralliés depuis peu à la passion (caprice ?) pour la peinture. Avec un goût sans surprise pour l’orientalisme et le “glaouisme”.

Enchères : Des maisons qui rapportent gros

Le Maroc compte aujourd’hui quatre maisons de ventes aux enchères. La plus importante reste, de loin, la CMOOA (Compagnie marocaine des œuvres et objets d’art). Lancée en fin 2002 par un jeune trentenaire… diplômé en chimie (Hicham Daoudi), la maison, nichée dans un quartier huppé à Casablanca, assure un rythme de trois à quatre ventes annuelles. “Nous ciblons une clientèle fidèle de 100 personnes”, annonce Hicham Daoudi. Les séances de vente, conduites par un commissaire-priseur dépêché de France, accueillent jusqu’à 150 personnes dont la moyenne d’âge avoisine les 50 ans.

Sur la dernière vente, organisée en décembre 2006, la compagnie affirme avoir réalisé un chiffre d’affaires global de 21 millions de dirhams, répartis sur une centaine d’unités (tableaux, œuvres d’art) écoulées. A signaler que c’est à la CMOOA que toutes les ventes records ont été enregistrées (celle à venir, du 14 avril, devrait établir de nouveaux records, si l’on en croit les prévisions). Derrière la CMOOA, on retient Mémoarts, une maison conduite par Abderrahmane Saaïdi, ancien ministre de la Privatisation sous Hassan II. D’abord galerie et maison de ventes aux enchères “virtuelle”, Mémoarts a réalisé sa première vente publique en mars 2005. “Nous projetons d’atteindre le rythme de huit ventes annuelles”, nous annonce son responsable qui met, par ailleurs, le doigt “sur le vide juridique et les taxes (prohibitives) à l’importation d’œuvres d’art”. Les deux autres maisons de ventes aux enchères, toujours à Casablanca, s’appellent Athar et Eldon & Choukri, elles aussi sur la pente ascendante depuis la date de leur création.

Les dix peintres les plus cotés

Cette sélection a été rendue possible grâce à la collaboration de plusieurs connaisseurs. Pour des raisons d’espace, nous n’avons pu y ajouter les noms de nombreux artistes de talent comme Melehi, Bellamine, Rbati, Bennani, Bencheffaj, Hassani, Abouelouakar, Chaïbia, etc.


• Mohamed Benallal (1928 - 1995)
150 000 - 400 000 DH D’origine modeste, le recordman de vente sur un tableau (855 000 DH en 2006) peint surtout des instantanés de vie, sans fioriture.

• Farid Belkahia (né en 1934)
50 000 - 300 000 DH Entre tradition et modernité, sans doute le plus fédérateur parmi les peintres marocains contemporains.

• Ahmed Cherkaoui (1934 - 1967)
60 000 - 300 000 DH Généralement considéré comme le précurseur de la peinture moderne au Maroc, il a tout fait, trop tôt, trop vite (mort à 33 ans seulement).

• Hassan El Glaoui (né en 1924)
100 000 - 400 000 DH Favori pour être le premier peintre marocain à passer la barre d’un million de dirhams, son paravent mis en vente le 14 avril à la CMOOA est estimé entre 600 et 700.000 DH.

• Jilali Gharbaoui (1930 - 1971)
100 000 - 300 000 DH Le plus mythique des peintres marocains, peut-être aussi le plus universel autant par son œuvre que par son parcours personnel.

• Meriem Mezian (née en 1930)
100 000 - 400 000 DH Fille du célèbre maréchal, son style, généralement qualifié de nostalgique, est dominé par le figuratif.

• Mahi Binebine (né en 1959)
50 000 - 150 000 DH Poète (et mathématicien), il est l’un des rares à avoir pu accéder au prestigieux musée Guggenheim à New York.

• Miloud Labied (né en 1939)
50 000 - 150 000 DH Entre le naïf et le “narratif”, sa cote promet encore de grimper (il expose à partir du 5 avril à la galerie Venise Cadre à Casablanca).

• Mehdi Qotbi (né en 1951)
50 000 - 150 000 DH Le plus institutionnel des peintres marocains, travaille beaucoup sur commande (banques, institutions, etc)

• Mohamed Kacimi (1942 - 2003)
50 000 - 300 000 DH
Grand peintre, proche de l’USFP, il a légué une œuvre colossale au moment de sa disparition.

Plus loin : L’argent et la culture

Hassan II aimait l’architecture, Mohammed VI la peinture. Il y a une logique à tout. Le marché de l’art a pris son envol depuis que le chef de l’Etat en est devenu le premier consommateur. Quand le roi aime et achète, d’autres, plus nombreux que le petit cercle des collectionneurs de la première heure, aiment et achètent aussi. C’est du mimétisme, et cela s’inscrit parfaitement dans une certaine tradition marocaine. Mais l’effet de mode n’explique pas tout. Le marché de l’art se développe aussi du moment que le Maroc dispose, comme cela nous a été expliqué ici et là, d’un surplus de liquidités.

En clair, il y a de plus en plus d’argent en circulation. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la courbe d’évolution de ce marché naissant épouse, à la perfection, celle de la Bourse. En résumé, l’art et la Bourse ont réellement décollé à partir de 2003, tous les deux ont enregistré des chiffres records à fin 2006. Rien d’étonnant, donc, à ce que des Marocains, aujourd’hui, se comportent d’une manière “boursière” avec l’art. Un tableau, pour un jeune quadra, un patron d’entreprise ou un courtisan, c’est aussi un placement. Les plus performants en Bourse figurent d’ailleurs parmi les premiers collectionneurs du pays, et un Anas Sefrioui en est l’exemple le plus éloquent. Ce n’est pas un hasard, non plus, si le projet de loi sur la déclaration de patrimoine, toujours en discussion au Parlement, a prévu… d’incorporer tableaux et objets d’art comme biens quantifiables. Preuve, s’il en est, que le marché se développe et que les transactions atteignent des chiffres très intéressants…

Il y a lieu de faire, par ailleurs, deux remarques plus “culturelles” : la première, c’est que les artistes les plus tendance sont des “fils de…” (El Glaoui pour les hommes, Meziane pour les femmes), ce qui perpétue une forme de conservatisme bien de chez nous. La deuxième remarque est beaucoup plus réjouissante : en achetant de la peinture marocaine (ou orientaliste, ce qui revient presque au même), les Marocains ne sont pas loin de se réconcilier avec leur histoire et leur passé. Ce qui n’est pas le cas de nos voisins immédiats. Que du bonus, en somme.

TelQuel - Karim Boukhari

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