En 2005, au moment du démarrage de la quatrième chaîne, elles étaient pas moins de 57 sociétés de production à se présenter, pour proposer au nouveau-né du PAM (paysage audiovisuel marocain) des concepts d’émission. Une véritable avalanche qui donne un excellent aperçu du bourgeonnement exponentiel du secteur.
Pratiquement deux années plus tard, la tendance ne s’est toujours pas démentie : les sociétés de production continuent de fleurir à grande vitesse. Aujourd’hui, elles emploient plus de 500 personnes et réalisent un chiffre d’affaires d’environ 250 millions de dirhams par an. Des chiffres appelés à augmenter, selon les spécialistes du secteur.
Mais en cumulant ainsi les chiffres, le risque est grand d’englober dans un même ensemble des structures qui ont bien peu de choses en commun. Entre le prestataire de service complet, qui dispose de son propre matériel et qui fournit aux chaîne des émissions “clés en main” - du prêt à diffuser, pour utiliser le jargon du milieu - et la petite structure qui se concentre sur le contenu et réalise son produit grâce aux moyens techniques des chaînes, il y a de grandes différences. “Effectivement, il y a une croissance, confirme Saïf Mestari, président de l’association des entreprises du secteur audiovisuel (ASESA). Et c’est valable pour tous les types de structures. Pour autant, on ne peut pas véritablement parler d’explosion”.
Un seul décideur : l’Etat !
Deux faits pour expliquer la ruée vers la télé : tout d’abord l’apparition de nouvelles chaînes (la Quatrième, Arriadiya, Assadissa, etc), mais aussi le fameux cahier des charges imposé aux chaînes nationales. Celui-ci stipule qu’à terme, pas moins de 30% des programmes devraient être sous-traités auprès de structures externes. Une évolution logique, dans la mesure où, partout dans le monde, les chaînes se concentrent de plus en plus sur leur rôle de diffuseur, reléguant au second plan celui de producteur. Plus réactives, et souvent plus créatives, les sociétés de productions sont en effet mieux placées pour proposer du contenu à la demande des chaînes.
Sur le papier, le modèle fonctionne parfaitement. Et il a tout pour attirer à la fois les investisseurs classiques et les créatifs à la poursuite de l’idée de génie. Pourtant, ils sont nombreux à déchanter rapidement. “Nous n’avons aucun pouvoir de négociation. Ce sont les chaînes qui décident de tout, et nous n’avons qu’à accepter leurs décisions”. Le jeune producteur qui se plaint ainsi n’a pas voulu être cité. Et il n’est pas le seul. Tous ou presque s’expriment… à condition de le faire sous couvert d’anonymat. La raison en est simple : malgré la multiplication des chaînes, il n’y a finalement qu’un décideur unique, de bout en bout du circuit de décision : l’Etat ! Du coup, la fameuse libéralisation du secteur audiovisuel s’apparente pour l’instant plus à un concept creux, qui ne fait que cacher une situation de monopole étatique de fait ! Difficile, dans ces conditions, de faire des affaires... Comment critiquer le Centre cinématographique marocain (CCM), par exemple, alors qu’on fait appel à lui chaque jour pour des autorisations de tournage ?
L’extrait d’une étude sur le secteur, réalisée par le cabinet indépendant IMCA (International media consultant associés), ne dit pas autre chose : “La relation entre les producteurs et les diffuseurs se traduit par un circuit de décision flou et complexe (...). Il existe un rapport de force clair en défaveur des producteurs”. Un constat on ne peut plus limpide, qui refroidit un peu les enthousiasmes.
À ce déséquilibre criant, il convient d’ajouter la lenteur des prises de décision au niveau des chaînes. Dans le meilleur des cas, il faut compter une année entière entre la première proposition d’émission et la première diffusion… si diffusion il y a. Et il est évident que les jeunes structures ne sont pas toujours suffisamment solides, surtout financièrement, pour supporter un tel délai. Ainsi, la profession regorge d’exemples de sociétés qui ont englouti leur capital de 300 000 dirhams dans la production d’un pilote, auquel personne n’a jamais daigné donner suite.
Le sésame du CCM
Au rayon des obstacles, il faut également ranger en bonne place l’agrément accordé par le CCM aux sociétés de production. L’organisme étatique conditionne l’octroi du précieux sésame par la production de trois courts-métrages ou d’un long-métrage.
Pour de nombreux producteurs, qui insistent toujours sur l’anonymat, il s’agit d’une interprétation abusive d’un texte conçu au départ pour encadrer des sociétés de production cinématographique. Toujours est-il qu’on demande aujourd’hui aux aspirants producteurs d’émissions télévisuelles de commencer par… faire du cinéma. Les producteurs déjà établis sont également sommés de passer par là. Une épreuve de passage coûteuse, et surtout absurde. Un vieux routier de la profession, qui a déjà porté à l’antenne de nombreuses émissions, ne décolère pas : “Je ne comprends pas pourquoi, après des années de production, on me demande de produire du cinéma pour faire mes preuves. Premièrement, ce n’est pas mon métier et il ne le sera jamais. Ensuite, je pense avoir déjà fait mes preuves à l’antenne, et pendant des années !”.
Du côté du CCM, on se range derrière la loi. “Nous sommes là pour aider le milieu à se professionnaliser. En obligeant des sociétés de production à produire des courts-métrages, nous vérifions qu’ils maîtrisent leur métier”, explique Noureddine Saïl, directeur du CCM. “Vous savez, il y a des gens qui prétendent faire de la télé, alors qu’ils sont incapables d’organiser un dîner pour trois personnes”, poursuit-il, un rien ironique.
Au sein de la profession, on n’en finit pas de grincer des dents face à l’autoritarisme du CCM qui, en s’interposant entre les producteurs et les chaînes, prétend juger de la qualité des produits… mieux que ces dernières, et n’hésite pas à distribuer les amendes en cas de manquement au règlement. Parmi les effets pervers de cette législation : la prolifération d’une véritable petite industrie du court-métrage produit à la chaîne. Les sociétés désirant postuler pour l’agrément peuvent ainsi faire appel à des “mercenaires”, capables de tourner trois courts-métrages plus vite que leur ombre. Et si l’aspect technique est sauf, l’ambition artistique n’a jamais droit de cité. Quoi de plus logique, puisqu’il s’agit d’abord d’une formalité administrative, à expédier au plus vite.
Contre toute attente, c’est dans les rangs de l’Etat qu’on retrouve une voix dissonante. Une voix en outre haut placée, celle de Nabil Benabdallah, qui s’inscrit en porte-à-faux de la réglementation tant décriée. “Il faut remettre à plat toute cette histoire d’agrément. Aujourd’hui, elle constitue un obstacle à la production audiovisuelle marocaine”, affirme le ministre de la Communication, qui est aussi le ministre de tutelle du CCM. Alors, c’est pour quand la réforme ?
Analyse : Un marché prometteur, mais...
Finalement, le marché audiovisuel reste un gâteau de taille très réduite, en outre saturé de réglementations. Ajoutons à la liste des freins à la croissance un véritable déficit en ressources humaines (scénaristes, dialoguistes, acteurs, animateurs, techniciens…). Pourtant, malgré toutes ces difficultés, la profession dégage un véritable optimisme. Tout d’abord parce que les exemples de success story existent (Al Qadam Eddahabi, Lalla Laâroussa…). Ensuite, parce que le système actuel est condamné à subir une véritable révolution. Tous les intervenants s’accordent à reconnaître que le salut des chaînes marocaines passera par la proximité, la spécificité et la recherche de nouveaux tons en phase avec les différents publics. Et une chaîne généraliste n’est pas idéalement placée ni outillée pour réussir une telle mission dans sa globalité et sa diversité. En concoctant un cahier de charges donnant une large part à l’externalisation de la production, l’Etat semble avoir bien saisi cette réalité. Reste désormais à passer à l’étape suivante, à traduire cette déclaration d’intention en actes sur le terrain. En commençant par supprimer une partie de la pléthore de textes réglementaires…
TelQuel - Réda Allali