Médi 1 Sat, Al-Jazeera, LBC, MBC... Depuis deux mois, les chaînes de télévision satellitaires arabes destinées ou adaptées au Maghreb se bousculent. Et le plus surprenant, c’est que l’intérêt pour 80 millions de téléspectateurs maghrébins 110 millions en 2050 et une dizaine de millions à l’étranger ne se soit pas concrétisé plus tôt dans cette région très téléphage. « Ces sociétés utilisent la télévision comme d’autres la radio : on se lève le matin, on allume la TV et on ne l’éteint qu’en allant se coucher », explique un journaliste.
Une enquête de l’hebdomadaire tunisien Réalités le confirme : « Les taux de lecture particulièrement bas de la presse écrite, le peu de loisirs et s’ils existent leur coût font de la télévision le loisir familial numéro 1 des foyers maghrébins. »
Du coup, si la décennie 90 fut celle des paraboles sur les toits, la réception digitale s’est répandue en Afrique du Nord aussi vite que les prix du matériel chutaient au début des années 2000. Pour moins de 100 dollars, on peut s’équiper d’une antenne parabolique et d’un récepteur numérique, voire d’une carte permettant le piratage des chaînes cryptées des bouquets satellitaires. Résultat : l’offre sur le Maghreb, qui s’ajoute aux chaînes publiques nationales et aux télés françaises, est surabondante. Les chaînes satellitaires arabes ont compris la nécessité de s’adapter aux spécificités d’une zone où les populations sont souvent francophones et dont les traditions et les dialectes sont très différents de ceux du Moyen-Orient ou du Golfe.
L’enjeu est éminemment commercial. Même s’il est encore embryonnaire, le marché de la publicité s’élève, tous grands médias confondus, toujours selon Réalités, à 354 millions de dollars, dont 190 millions pour les TV accaparés à 63 % par le marché publicitaire marocain, le plus ancien du Maghreb. Sans parler des énormes potentialités de développement en Algérie.
Le 17 novembre, la plus célèbre des satellitaires arabes, la chaîne qatarie Al-Jazeera, a donc diffusé son premier journal télévisé conçu pour la région (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Mauritanie) à partir de son bureau régional inauguré il y a trois ans à Rabat : cinquante-cinq minutes d’informations équilibrées entre Maghreb et Moyen-Orient. « Nos téléspectateurs maghrébins avaient l’impression d’être négligés. Désormais, nous donnons plus d’importance aux événements de la région, de l’Afrique subsaharienne, et aux communautés maghrébines en Europe », explique Hassan Rachidi, le journaliste marocain qui dirige ce bureau dont l’équipe a été sensiblement renforcée, passant de trois à une dizaine de journalistes et six cameramen. Al-Jazeera compte aussi des correspondants en Mauritanie et en Libye, mais pas en Algérie et en Tunisie, où elle est persona non grata.
Diffuser sa vision du monde
La chaîne généraliste libanaise LBC, une des cinq télés préférées des Maghrébins, teste pour sa part un projet sur cette région, mais ne compte toutefois s’y installer pour le moment. Elle prévoit de programmer dans un premier temps des émissions libanaises et arabes à des horaires plus adaptés au Maghreb, avant d’introduire des programmes plus spécifiques. La TV saoudienne MBC diffuse elle aussi ses programmes sur le Maghreb, et on prête à Abou Dhabi TV un projet analogue.
Ces « majors » arabes vont devoir compter avec une future station satellitaire du groupe Karoui & Karoui World, qui opère depuis plus de quinze ans dans les trois pays du Maghreb central (Tunisie, Algérie et Maroc) dans toutes les branches de la communication. Inaugurée lors d’une fête réunissant l’été dernier à Tunis le nec plus ultra des chanteurs du Maghreb, Nessma TV emprunte la recette qui a permis aux Américains de faire un carton avec Radio Sawa, notamment au Maroc : musique et infos en arabe vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Nessma TV, elle, sera essentiellement musicale et devrait lancer en janvier de quoi séduire son « cœur de cible » (les 15-30 ans) : la première Star Academy maghrébine.
« Tout le monde veut diffuser sa vision du monde en langue arabe, et on est face à des chaînes d’influence, pas d’information, estime un diplomate français spécialiste du dossier. Au XIXe siècle, il y avait la politique de la canonnière ; aujourd’hui, il y a celle de la chaîne de télé ! Du coup, le paysage est à la fois très encombré et tourné vers un même public, les élites et les classes moyennes. Ce phénomène est d’autant plus fort que ces chaînes émettent dans une langue qui est une sorte d’arabe littéral, dit "de presse", que les populations locales ne comprennent pas. » Une chose est sûre : la concurrence acharnée à laquelle toutes ces chaînes se livrent dans le monde arabe, et depuis peu au Maghreb, les pousses à une course aux scoops. « Mais, note le même diplomate, toutes font l’impasse sur l’information de proximité, qui est évidemment moins sexy et moins spectaculaire que la dernière cassette de Ben Laden ou de Nasrallah. » Un paradoxe quand les enquêtes d’opinion montrent que les téléspectateurs maghrébins plébiscitent les programmes locaux. Au point qu’en Algérie, au Maroc et même en Tunisie, les chaînes publiques nationales, en dépit des critiques que suscitent leur timidité, leur langue de bois ou leur autocensure, restent les plus regardées avec 40 % d’audience en 2005.
L’ambition du poids lourd Médi 1 Sat
Une nouvelle venue de poids, Médi 1 Sat, pourrait, à terme, bouleverser ce schéma. Même si conquérir les téléspectateurs ne sera pas facile dans une région où, du café de quartier à la mosquée en passant par les salons de la bourgeoisie ou des nouveaux riches, on allume Al-Jazeera « dès que ça chauffe quelque part dans le monde arabe ou musulman », comme le note Abderrahim, jeune homme d’affaires de Casablanca. Ayant vécu de nombreuses années aux Etats-Unis et en France, redoutant l’arrivée au pouvoir des islamistes, il résume : « En fait, je regarde la chaîne qatarie quand il y a une information sur laquelle je veux avoir autre chose qu’une vision occidentale. »
Médi 1 Sat relèvera-t-elle le défi ? Inaugurée début décembre dans la zone franche internationale de Tanger, cette nouvelle chaîne privée satellitaire émet pour l’instant de 14 à 20 heures, avec des bulletins d’information de cinq minutes toutes les demi-heures et deux grands journaux de vingt-cinq minutes à 18 et 19 heures en français et en arabe. En attendant une matinale prévue en 2007.
Financée majoritairement par des capitaux marocains et par la France à hauteur de 34 % à travers la Compagnie internationale de radiotélévision (CIRT), la nouvelle venue affiche une ambition. « Nous ne cherchons pas à rivaliser avec les autres opérateurs internationaux, européens ou panarabes. Nous voulons être la première chaîne d’informations et de proximité du Grand Maghreb et de la communauté maghrébine en Europe », affirme Pierre Casalta, le patron (français) de Médi 1 Sat et de Médi 1 (Radio Méditerranée internationale), une radio généraliste bilingue en arabe et en français. Fruit également d’une coopération franco-marocaine, cette radio, voulue par Hassan II et créée en 1980 à Tanger pour arroser le grand rival algérien, aura bouleversé un environnement médiatique marocain, mais aussi maghrébin, à l’époque verrouillé.
Aider à l’émergence de jeunes talents
Aujourd’hui, Médi 1 Sat hérite du directeur « un bourreau de travail, très dur mais juste », note l’hebdomadaire marocain le Journal et de la méthode qui ont assuré le succès de Médi 1 dans toute la région depuis vingt-cinq ans : bilinguisme, professionnalisme, priorité à l’actualité du Grand Maghreb, liberté éditoriale réelle mais millimétrée sur les sujets sensibles et formation rigoureuse de jeunes journalistes. Un quart de siècle plus tard, le bâtiment ultramoderne de Médi 1 Sat et ses installations à la pointe de l’audiovisuel numérique donnent la mesure du pari lancé par la seule chaîne autorisée par Rabat depuis la fin du monopole dans l’audiovisuel. A l’heure où le Maghreb, comme le reste du monde arabo-musulman, nourrit le fantasme de « contrer l’islamisme » censé être véhiculé par Al-Jazeera et où l’éternelle rivalité algéro-marocaine bloque toute intégration de la région, le patron de Médi 1 Sat sait qu’il ne peut se contenter d’en faire une « chaîne d’influence ».
Du coup, la nouvelle chaîne mise aussi sur une « télévision de proximité capable de créer du lien entre les sociétés de la région ». Et donc d’être présente sur les questions qui les préoccupent : l’immigration, les visas, le port du voile... C’est ce principe qui a présidé au recrutement des journalistes. Tous sont originaires du Maghreb, du monde arabe et des pays d’Europe francophone, jeunes de 23 à 36 ans et formés « maison » pendant plusieurs mois. Médi 1 Sat a même créé un studio-école à Tanger pour aider à l’émergence de jeunes talents et favoriser le retour dans la région de journalistes et de techniciens originaires du Grand Maghreb, dont beaucoup ont rejoint les chaînes panarabes ces dernières années. A charge pour l’architecture même des locaux de Médi 1 Sat de refléter diversité et échanges culturels : tous les journalistes, francophones et arabophones, partagent une même salle de rédaction.
Libération France - Garçon José