Reda Dalil, directeur de publication du magazine TelQuel, éditorialiste, journaliste et romancier, s’est éteint à l’âge de 45 ans, des suites d’une longue maladie.
Le Maroc est décidément le royaume des paradoxes. C’est en même temps le pays arabe où la liberté d’expression est indéniablement la plus avancée… et celui où on entend le plus souvent parler de censure et de procès ubuesques intentés à des journalistes.
On peut y dénoncer librement la torture de jihadistes dans les commissariats, mais la reproduction d’une note banale confirmant l’état d’alerte antiterroriste (officiellement proclamé par ailleurs) conduit un journaliste en prison pour huit mois ! Comment s’y retrouver ?
Jeunes rebelles
Il faut d’abord souligner une évidence : malgré les menaces et les ambiguïtés, jamais les journalistes marocains n’ont eu autant de marge de manœuvre qu’aujourd’hui. Sous Hassan II, il était impensable d’écrire « le roi » sans le préfixe « Sa Majesté ». Quant à le critiquer… Ce qui valait pour lui valait bien sûr pour les autres sujets « sacrés » : islam et Sahara. Le jour de la mort de Hassan II, un verrou psychologique a sauté. Les plus jeunes journalistes (ceux qui n’ont pas vécu l’apogée des affres hassaniennes), soudain libérés de la « peur du père », ont osé. Et osé, et osé encore. Le salaire du roi, la sexualité, la religion, le trafic de drogue, l’indépendance du Sahara… Aucun tabou ne semble plus pouvoir résister à l’impétuosité de ces rebelles du clavier.
Et le code de la presse, dans tout ça ? C’est bien simple, tout le monde l’ignore. Même amendé sous Mohammed VI (en 2002, et on parle encore de le changer après les élections de cette semaine), le texte qui régit la pratique journalistique au Maroc prévoit toujours de la prison, notamment pour ceux qui « portent atteinte aux sacralités ». Ça ne veut rien dire, mais c’est fait exprès pour permettre à l’Etat de conserver la marge d’interprétation (donc d’arbitraire) la plus large possible. La plupart du temps, les écrits frondeurs passent sans encombre, au nom de la démocratisation du royaume (et de la bonne image que cela induit dans l’opinion internationale). Mais régulièrement, l’Etat estime qu’un journaliste a franchi les « lignes rouges », et l’impétrant est brutalement rappelé à l’ordre sans que rien ne l’ait laissé prévoir.
Le premier coup de semonce a retenti en 2000, avec la triple interdiction des hebdos les plus en pointe de l’époque : le Journal, Assahifa, et Demain. Officiellement pour avoir accusé le Premier ministre socialiste Abderrahman Youssoufi d’avoir nourri des velléités régicides en 1972. Un sombre point d’histoire qui masquait sans doute ce qu’on leur reprochait vraiment : des révélations sur la corruption dans l’armée. Une indignation mondiale plus tard, les trois journaux réapparaissaient, mais dans un climat plus tendu.
Poussé à l’exil
Depuis, c’est la guerre froide, avec, régulièrement, des périodes de confrontation ouverte. Le directeur de Demain, Ali Lmrabet, décidément trop turbulent au goût du Palais, a fini par être emprisonné, puis interdit d’exercice pendant dix ans. Le directeur du Journal et d’ Assahifa, Aboubakr Jamaï a fini, de son côté, par être poussé à l’exil faute de pouvoir payer l’incroyable amende de 300 000 euros à laquelle il a été condamné -à la suite d’un procès manifestement arrangé - pour diffamation. Son groupe a fini par être démembré.
Depuis, c’est le groupe TelQuel qui revient régulièrement dans le collimateur. Après des amendes exorbitantes en 2005, à l’issue de banals procès en diffamation, Nichane, l’hebdo arabophone du groupe, a été interdit pendant trois mois et son ancien directeur, condamné à trois ans avec sursis pour avoir analysé des blagues populaires à caractère religieux. Tout récemment, avec l’affaire Hormat Allah (un journaliste à l’hebdo Al Watan ,condamné à huit mois ferme pour publication de « documents confidentiels » sur la lutte antiterroriste), l’armée a cherché, elle aussi, à imposer ses limites. Autre limite qui semble se dessiner : l’utilisation de la darija (arabe marocain) dans les analyses politiques.
Pour n’avoir pas mesuré, au mois d’août dernier, à quel point cela dérangeait le pouvoir que des critiques lui soient adressées dans « la langue du peuple », Ahmed Benchemsi, le directeur des hebdos TelQuel et Nichane, a été accusé de « manque de respect au roi », une inculpation qui pourrait lui valoir jusqu’à cinq ans de prison (le procès, toujours en cours, doit reprendre en novembre).
Avec tout ça, on serait en droit de penser que la liberté d’expression n’est qu’un slogan creux. Mais au Maroc, rien n’est jamais simple. Entre deux procès, les journalistes les plus audacieux continuent à fracasser les tabous, confortés par le soutien du courageux syndicat de la presse local, et par celui de l’opinion internationale. Le pouvoir, la plupart du temps, encaisse en serrant les dents, tout en capitalisant sur le retour d’image positif que cela engendre (« Voyez, c’est la démocratie… »). Qui cédera le premier ? Le palais royal, comprenant enfin que la démocratie ne vient pas sans certains « désagréments » ? Ou les journalistes, qui, las des prétoires, finiront par s’autocensurer pour avoir la paix ?
TelQuel - Samir Achehbar
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