Les Maghrébins suivent avec un intérêt particulier les débats qui ont lieu en ce moment sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. L’Empire ottoman n’a pas laissé que de bons souvenirs dans le monde arabe. Seul le Maroc avait résisté à la domination turque et il en tire une certaine fierté. Cela est oublié aujourd’hui et les relations entre le Maghreb et la Turquie sont discrètes. Pas beaucoup d’échanges. On s’ignore mutuellement avec courtoisie, ce qui est regrettable. Les Maghrébins considèrent que la Turquie est loin, pas seulement par la distance. Elle leur est étrangère par son appartenance à la rive asiatique, par l’évolution de son histoire récente et aussi par la différence des mentalités.
La révolution de Mustafa Kemal Atatürk qui, en 1923, a instauré dans ce pays musulman la laïcité et qui a opté, cinq ans plus tard, pour l’écriture en caractères latins à la place des caractères arabes, a dérangé et déplu à certains nationalistes qui considéraient l’islam comme une part inaliénable de l’identité maghrébine. Elle a été vécue comme une rupture, un schisme dans « Dar al islam », la Maison de l’islam. La Turquie quittait cette grande maison et se tournait vers l’Occident. Elle compte aujourd’hui une population juive estimée à environ 25 000 personnes et entretient des relations plutôt cordiales avec Israël.
La société turque n’a pas renoncé à l’islam en tant que culture et civilisation, elle a simplement tenu la religion en dehors du politique. La pratique religieuse est devenue de l’ordre du privé, ce qui n’a pas empêché l’édification de mosquées et même le développement de mouvements islamistes, lesquels agissent dans le cadre de la laïcité et n’encouragent pas le terrorisme. D’ailleurs, Al-Qaeda n’a pas réussi à s’implanter dans ce pays.
En ce sens, la Turquie est en train d’entrer dans la modernité, étape visée par les trois pays du Maghreb, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, mais qui sont loin d’accepter ne serait-ce que le débat sur le principe de laïcité. Nous assistons au contraire à un regain de religiosité chez la jeunesse déçue par les idéologies dites progressistes. Par modernité, il faut entendre la reconnaissance de l’individu, l’Etat de droit et la culture de la démocratie qui garantit l’égalité de droit entre l’homme et la femme. La Tunisie a le code de la famille le plus équitable du monde arabe, l’Algérie et le Maroc ont révisé le leur en accordant à la femme un peu plus de droit qu’avant.
La perspective de voir la Turquie faire tôt ou tard partie de l’Europe fait réfléchir une partie de l’élite maghrébine qui voudrait bien profiter de cet élargissement particulier et exceptionnel pour poser le « cas » de cette partie sud de la Méditerranée.
Lorsqu’au milieu des années quatre-vingt le roi Hassan II déposa la candidature du Maroc à entrer un jour dans l’Union européenne, la presse non marocaine s’est moquée de cette initiative et n’a même pas examiné l’éventualité d’une telle appartenance. Mais Hassan II n’était pas le genre de dirigeant à plaisanter, encore moins à faire de la provocation gratuite. Il voyait loin, savait que l’avenir de son pays ferait partie un jour ou l’autre du destin européen. Pour les Marocains, ce geste avait une portée symbolique. Cela ne voulait pas dire que le Maroc remplissait toutes les conditions et obéissait aux nombreux critères pour devenir européen, cela signifiait que sa situation géopolitique le désignait pour un partenariat particulier, c’est-à-dire privilégié, en espérant davantage si affinités... C’était l’époque où le Maroc avait du mal à trouver un terrain d’entente avec l’Espagne à propos du problème de la pêche, où les agrumes et autres produits marocains avaient des difficultés à arriver sur les marchés des villes européennes, où son image était ternie par la répression des opposants et par une politique sécuritaire basée sur l’arbitraire et la peur. Les prisons étaient pleines de détenus d’opinion et des villas étaient réservées à la torture. Ces années de plomb sont révolues. Le Maroc nouveau est en train d’émerger en misant sur la démocratisation de la vie politique ; mais les changements tardent à venir ou se font à dose homéopathique.
La Tunisie, grâce à Bourguiba, a toujours eu un penchant vers l’Europe. L’actuel président a utilisé la répression pour mettre fin à l’aventure islamiste ainsi qu’à toute tentative d’opposition. Parce qu’il a de bons résultats économiques, certains pays européens, comme la France et l’Italie, ferment les yeux sur la violation des droits de l’homme. Quant à l’Algérie, minée par une guerre civile terrible, il n’est pas dans ses projets connus de faire une démarche comme le Maroc ou la Turquie. Mais si les trois pays parvenaient à vraiment s’unir, en tant qu’entité géographique et économique, il serait difficile à l’Europe de ne pas examiner une telle demande d’intégration.
Au XIXe siècle, un grand penseur musulman à l’origine de la pensée moderne arabe, Jamal Eddine Afghani (1838-1898), disait en pensant au monde arabo- musulman : « L’Orient ne trouvera son salut qu’en se réconciliant avec la Raison et la science. » Cette réconciliation n’a pas eu lieu ; elle a été empêchée par la débâcle du socialisme arabe et par l’entrée sur la scène politique de l’islam en tant qu’idéologie de combat. Le Maghreb n’y échappe pas. La Turquie semble sur le chemin de cette révolution culturelle.
Demain, quand les portes de l’Europe s’ouvriront à elle, la réconciliation avec la Raison et la science sera un fait, car devenir européen, c’est accepter de participer à la culture de la modernité sans pour autant renoncer aux valeurs qui fondent sa civilisation et son identité, c’est souscrire à des valeurs fondamentales comme le respect des droits de la personne sans pour autant abandonner ce qui constitue ses traditions et son authenticité. C’est pour cela que la Turquie ne pourra pas faire l’économie d’une petite révolution dans sa manière de lire l’histoire, elle ne pourra plus s’offusquer chaque fois qu’on lui parle du génocide arménien. Dans l’Etat criminel (1), Yves Ternon apporte la preuve de l’existence, dès 1914, d’un plan de suppression de la population arménienne de l’Empire ottoman par l’Etat dirigé par les jeunes turcs. Le génocide des Arméniens est un fait de l’histoire. Le reconnaître permettra à la Turquie d’aujourd’hui de tourner définitivement cette page tragique, vieille de plus de quatre-vingt-dix ans.
L’Europe ne perdra pas son âme comme le disent les adversaires de cette candidature, au contraire, elle pourra s’enrichir et se renforcer au contact d’une culture où Occident et Orient se marient sans heurts notables. Ce ne sera pas « le choc des civilisations » mais le métissage des cultures, des couleurs et des épices. Même la Grèce, qui n’entretenait pas des relations idylliques avec son voisin turc, milite aujourd’hui pour son entrée dans la communauté européenne.
Après la Turquie, le Maghreb, parce que cette entité a une mémoire commune, une mémoire parfois douloureuse, avec au moins trois pays européens qui sont la France, l’Espagne et l’Italie. Ce lien se poursuit aujourd’hui par une politique de coopération culturelle et économique. Au Maroc, on parle français et espagnol, on lit la presse européenne, on suit les émissions des télés européennes, on rêve d’Europe, on se bat pour des visas d’entrée dans l’espace Schengen, on cultive l’appartenance à l’aire méditerranéenne et surtout on compte sur la consolidation de la modernité pour échapper à la vague islamiste. En Algérie comme en Tunisie, le bilinguisme est une réalité.
Alors que les pays arabes ont échoué à s’unir et à se constituer en tant qu’entité forte, l’Europe va pouvoir utiliser cet échec pour intégrer en son sein ceux de ces pays avec lesquels elle a eu des liens par le passé. Un Maghrébin se trouve plus d’affinité avec un Français ou un Italien qu’avec un habitant des pays du Golfe. La différence de comportement et de mentalité est souvent masquée par le fait du partage de la langue arabe (classique, parlée par l’élite) et par l’islam sunnite.
S’il n’y avait qu’un seul pays du Maghreb à faire partie de l’Europe selon des modalités à voir et à négocier plus tard, ce serait le Maroc. Les raisons sont nombreuses :
• 14 km seulement séparent les côtes espagnoles de Tanger ; d’ailleurs, par temps clair, on voit ces côtes et leurs lumières assez distinctement. D’où le rêve de traverser le détroit de Gibraltar au péril de sa vie ;
• deux villes marocaines, Sebta et Melilla, occupées depuis cinq siècles par l’Espagne, font de ce fait partie intégrante et étrange de l’Europe. Quand on est à Sebta, on passe de l’Afrique à l’Europe en traversant une dizaine de mètres ! Si cette amorce européenne se maintient, alors il n’y a pas de raison pour exclure de l’espace européen M’Diq, le village qui jouxte la ville de Sebta, à moins que l’Espagne rétrocède ces deux présides au Maroc, leur propriétaire naturel ;
• les Marocains sont d’authentiques Méditerranéens, dans le sens où la Méditerranée est une culture, un état d’esprit, une conception du temps et de la durée, et puis une relation affective et solidaire entre les gens. Pour eux, la Méditerranée est une vision du monde basée sur l’échange et la solidarité.
En intégrant ce pays, l’Europe corrige l’erreur coloniale et l’invite à accélérer le rythme et l’audace des réformes qui lui ouvriront les portes de la modernité. En même temps, elle règle sa dette avec la rive sud de la Méditerranée qu’elle a négligée et qui souffre aujourd’hui de pauvreté. Ce sera l’occasion pour créer une harmonie entre le nord et le sud de la Méditerranée, le Nord étant sous-peuplé et développé, le Sud surpeuplé et pas assez développé, faire enfin de cette région où les conflits abondent un vrai lac de paix, d’entente et de coopération. De là à tourner le regard vers une autre région qui souffre depuis un demi-siècle, il n’y a qu’un pas qu’il faudra bien franchir : en forçant à peine l’histoire et la géographie, l’Europe pourra, en intégrant Israël et la Palestine, régler un des conflits des plus sanglants et des plus longs de ces dernières décennies et damer ainsi le pion à la puissance américaine, qui décide du destin de ces populations.
Si l’Europe a assez d’audace de suivre certains de ses visionnaires et intègre ces fameux « barbares », elle gagnera en puissance et en humanité, renforcera ses valeurs humanistes et coupera l’herbe sous les pieds de tous les extrémistes de toutes tendances.
(1) Le Seuil, 1995.
Tahar Ben jelloun - Libération