« Je me sens aussi bien française que marocaine », dit Zineb en réajustant ses lunettes de soleil à la mode. « Moi, je ne me sens ni l’une ni l’autre », rétorque Rania, les mains fraîchement peintes au henné pour le mariage de sa cousine. Nabil, Latifa ou Rafik… chacun porte un prénom marocain, mais aucun d’entre eux ne sait comment appeler le collectif qu’ils forment : « Jeunes RME de France » ? Incompréhensible. « Diaspora » ? Le mot déplaît tant il évoque l’éparpillement et la souffrance de l’exil. Il y a aussi les « bi-nat » (abréviation de binationaux) ou plus simplement les « jeunes Franco-Marocains ». Statistiquement, on ignore combien ils sont. Le Royaume du Maroc et la République de France ne reconnaissent que leurs propres enfants, les individus qui possèdent les deux passeports - l’un couleur grenat, l’autre vert - ne sont pas comptabilisés. On peut néanmoins estimer que 400.000 Marocains - la moitié de ceux résidant en France - ont demandé ou acquis la nationalité française. Apparu dans la foulée des marches antiracistes des années 80 en France, le terme « Beurs » n’a plus aujourd’hui la faveur des médias. Ni de ceux qui, s’estimant toujours discriminés, préfèrent s’appeler les « indigènes de la République ». Pour certains, il suffit de cultiver les richesses de la double identité. Pour d’autres, ce flottement sémantique traduit les maux d’une histoire mal transmise, mal connue. Et mal aimée.
« L’histoire vient toujours frapper à la porte »
Rafik, 27 ans, ne sait pas pourquoi il est né d’une famille berbère dans la cité de La Commanderie, à Creil, un quartier contrôlé par les bandes, une banlieue dite « chaude » de la couronne parisienne. « Mon père ne connaît pas sa date de naissance, dit Rafik, alors n’allez pas lui demander de raconter l’histoire du Maroc ! » Au départ, toutes les histoires se ressemblent. « Les premiers travailleurs marocains, recrutés dans le Sous, arrivent en France dans les années 1910 », rappelle la sociologue Zakya Daoud. Pendant la Première Guerre mondiale, 35.500 d’entre eux remplacent les ouvriers français dans les usines, quand ils ne se battent pas à leurs côtés dans les tranchées. Après-guerre, la Société générale de l’Immigration (privée) recrute par wagons entiers deux millions de Polonais, de Tchèques et de Yougoslaves. Les Algériens sont également sollicités, puis les Marocains. En 1938, le Protectorat français au Maroc crée le premier service d’immigration pour répondre aux besoins de bras dans les mines et l’agriculture en France. Durant la Seconde Guerre mondiale, des milliers de Marocains sont utilisés dans les manufactures d’armement et enrôlés dans les combats les plus durs, comme la bataille de Monte Cassino en Italie. Après cinq années de guerre, le Général de Gaulle craint que la France, détruite et dépeuplée, ne soit « une lumière qui s’éteint ». Les pouvoirs publics prennent le contrôle d’une immigration basée sur le contrat de travail, selon la fameuse ordonnance du 2 novembre 1945, et instaurent l’Office national de l’immigration. « Ceux que leur terre ocre et poudreuse ne suffit pas à nourrir » (De l’immigration à la citoyenneté, Zakya Daoud) ont droit à un bref examen médical. Ils défilent torse nu, montrent leurs dents et leurs biceps, apposent un pouce trempé dans l’encre au bas d’un contrat puis partent en direction de villes minières aux noms inconnus : Lille, Roubaix, Lens, Nancy, Longwy, dans le Nord et l’Est de la France. Dès 1949, les mineurs et les ouvriers marocains sont près de 120.000 et leur nombre augmente de 15 % par an. Dans les années 60, l’immigration marocaine en France prend son essor, malgré les réticences du roi Hassan II. Lors des grèves de mai 68 et des années 70, ils seront des milliers à débrayer dans les mines et les usines automobiles de Gennevilliers ou d’Argenteuil, près de Paris. La surveillance policière des autorités marocaines ne laisse aucun répit aux activistes politiques, qu’ils soient communistes ou proches de l’UNFP de Mehdi Ben Barka, ni aux syndicalistes qui tentent d’intéresser les syndicats français au sort des ouvriers immigrés. Livrés à eux-mêmes, entassés dans des foyers insalubres, ne sachant souvent pas lire leurs fiches de paie, les immigrés marocains subissent aussi la répression du patronat français. Ceux dont l’écrivain Tahar Ben Jelloun a si bien décrit la misère affective et la nostalgie du pays sont une main-d’œuvre bon marché, exposée aux accidents du travail et obligée de se cotiser pour rapatrier au pays les dépouilles de leurs vieux camarades.
Avec le premier choc pétrolier, les temps changent. En 1974, la France stoppe net l’immigration légale de travail, encourage le retour des immigrés au pays et autorise le regroupement familial pour ceux qui désirent rester. Au cours des années 70, les hommes seuls sont rejoints par leurs épouses et leurs enfants. La communauté marocaine opte en masse pour le regroupement familial, atteignant environ 500.000 personnes au milieu des années 80. Les filières clandestines se développent pour fournir des travailleurs saisonniers au milieu agricole du Sud-Ouest de la France. Aujourd’hui, c’est en France que vit la plus grande communauté marocaine à l’étranger, estimée à environ 800.000 personnes sur les 2,5 à 3 millions de résidents marocains à l’étranger.
De cette histoire et de celle du Maroc, les jeunes franco-marocains ne connaissent le plus souvent que des bribes éparses : « mes parents sont peu éduqués », « on ne parle pas de ces choses-là en famille ». L’école française, elle, n’a accordé qu’une reconnaissance tardive à cette part de leur histoire. Pour combler ce retard, un musée de l’histoire de l’immigration en France devrait voir le jour à Paris en 2007. Cependant, les jeunes se sentent redevables à leurs parents des sacrifices qu’ils ont faits pour leur offrir une vie meilleure. « Mon père est originaire d’Oujda », raconte Rania, 24 ans, fille de l’un de ces immigrés de la première génération, arrivé en France avec pour unique bagage ses mains et sa force de travail. « Bien sûr, il aurait voulu élever ses enfants au Maroc, mais une fois l’école commencée, la vie s’est emballée. Nous habitons toujours à l’endroit où il est arrivé il y a trente-cinq ans ! ». Comme dans de nombreuses familles, quand l’idée du retour s’envole, ceux qui restent reconstituent un « petit Maroc à la maison ». Chez Rania, la décoration intérieure rappelle le pays ensoleillé jusqu’au steack frites que sa mère assaisonne toujours avec la charmoula.
« En France, les flics te contrôlent. Au Maroc, ils te rackettent ! »
Rafik, l’enfant de la cité-ghetto de La Commanderie, ne tient pas en place, porte une veste de treillis et laisse pousser sa barbe. Il n’a pas connu la réussite « à la Jamel Debbouze », enfant de Trappes, une autre banlieue explosive de Paris. Et d’expliquer : « Au bled, tu te fais traiter de "sale Français". Ici, c’est "sale Arabe". Au Maroc, t’es trop riche, tout le monde t’envie. En France, t’es qu’un pauvre miteux qui vit dans un ghetto. Au final, tu tangues, t’hésites, t’as plus de repères. « Grâce à un ami "chleuh", Rafik travaille dans une administration et adore regarder passer les trains. « Le top, ce serait de travailler chez Air France pour avoir des billets d’avion gratuits et être citoyen du monde », dit-il, avant d’égrener la série des rencontres manquées avec le Maroc. Ses parents ont acheté une maison dans le quartier d’Aïn Sebaâ à Casablanca, « encore un ghetto ! » Le dernier séjour au Maroc a tourné à la dispute quand son meilleur ami lui a demandé de payer le restaurant, l’hôtel et des cadeaux, « sans se rendre compte que je verse des impôts en France et que j’économise toute l’année pour ces vacances ! », dit Rafik. Attiré par l’islam comme de nombreux jeunes banlieusards, il a voulu connaître le pays pendant le mois de ramadan : « Les gens étaient hyper-stressés, tous les magasins étaient fermés, même les hanut. A la Commanderie, nous sommes plus tolérants : il y a toujours le couscous tunisien, le mafé sénégalais ». Déçu, Rafik a décidé de ne plus aller au Maroc qu’une fois par an. Comme lui, la plupart des jeunes Franco-Marocains ne s’y rendent que pour les vacances.
Nabil, 23 ans, étudiant en licence de droit, porte un costume, même le dimanche. Même s’il se déclare très à l’aise avec son identité « auvergnate, française et marocaine », Nabil reconnaît que les relations avec la famille et les amis au Maroc ne sont pas toujours faciles. Pour lui, le malentendu tient à la méconnaissance de la vie de l’autre : les « khalig » ou les « banane-Lacoste », comme on les nomme parfois, connaissent mal la situation du pays. Un responsable associatif de la première génération, Ali El-Baz, ajoute que l’arabe ou le berbère sont souvent la première source d’incompréhension : « Si les jeunes saisissent la langue, ils la parlent avec un accent et n’ont pas toujours les codes pour comprendre le Maroc », explique le directeur de l’Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF).
En outre, tous les jeunes Franco-Marocains disent souffrir d’une image ambiguë : enviés à cause de leur pouvoir d’achat, parfois courtisés dans la perspective d’un mariage et d’un visa pour la France, les « zmagria » se sentent dépréciés, mal aimés, traités comme des citoyens au rabais que les policiers marocains harcèlent, exigeant de voir leur passeport vert et de les entendre s’exprimer en arabe. Chacun a une anecdote douloureuse à raconter, comme Rania qui attribue à sa prétendue « acculturation » la rupture de ses fiançailles, à la dernière minute et sans explication, avec un jeune homme originaire d’une grande famille de Fès. « Malgré ces frictions, dit Nabil, nous, les jeunes franco-marocains, gardons un lien affectif très fort avec le Maroc. A nous de privilégier le dialogue ». Nabil reconnaît une certaine arrogance chez les vacanciers qui écument l’été, dans leurs belles voitures, les boîtes de nuit d’Agadir ou de Rabat. Mais il entend bien prouver que les jeunes comme lui ont d’autres compétences qui peuvent être utiles au Maroc.
« Le Maroc bouge, j’aimerais l’aider »
En 2000, il crée avec son frère et trois amis l’Association des Jeunes Citoyens Franco-Marocains et choisit comme slogan : « Rapprochons les deux rives ! ». L’association partage ses activités entre le Maroc et la ville de Saint-Ouen, au Nord de Paris, 40.000 habitants dont une forte population marocaine. Pour pallier l’absence de Centre culturel marocain à Paris, l’association organise des soirées à thèmes et des manifestations culturelles. Voilà des années que le projet d’un centre culturel marocain en France est bloqué dans les tiroirs en raison d’un contentieux immobilier. Du coup, les services culturels de l’Ambassade du Maroc à Paris, soucieux de développer une nouvelle approche et d’être à l’écoute des jeunes Franco-Marocains, ont mis un autre lieu en chantier. D’ici un an et demi, la cité universitaire du Maroc, en plein cœur de Paris, devrait accueillir plusieurs salles d’exposition, une scène de théâtre et une salle de cinéma.
A Saint-Ouen, l’association de Nabil organise aussi des cours de soutien scolaire. « L’éducation, c’est fondamental », dit Nabil, dont le père, arrivé à Clermont-Ferrand pour travailler dans les usines Michelin en 1972, l’a envoyé très jeune au soutien scolaire. Musulman pratiquant, lecteur assidu d’Ibn Khaldoun et pédagogue dans l’âme, Nabil accorde autant d’importance aux « deux cultures, avec leurs défauts et leurs avantages ». Il connaît aussi bien les volcans d’Auvergne que les problèmes de la région montagneuse de Benguerir, près de Marrakech, comme le chômage élevé malgré l’exploitation du phosphate, l’illettrisme et le manque d’infrastructures. Depuis cinq ans, son association concentre ses efforts sur le village de Bouachrine, près de Benguerir. Première étape : susciter l’organisation d’une association de parents d’élèves pour identifier les besoins de l’école du village. Ensuite, mettre en œuvre des projets comme l’arrachage des cactus autour de l’école, la construction d’un mur d’enceinte pour protéger les cent soixante élèves. Mais certaines fillettes refusent toujours de fréquenter l’école. Interrogées par l’association, elles expliquent être gênées par l’absence de toilettes. Grâce au don d’un migrant de 4500 euros (environ 50.000 Dhs), l’association fait construire des sanitaires modernes et les écolières reprennent le chemin de la classe. En 2004, après le tremblement de terre d’Al-Hoceima, une multitude d’associations de solidarité comme celle de Nabil a vu le jour pour envoyer aux sinistrés des tentes, des couvertures et de l’argent.
Sur le plan politique, rares sont les jeunes Franco-Marocains qui connaissent le nom des différents partis ou le travail de l’Instance Equité et Réconciliation. Quand ils arrivent au Maroc, les jeunes Franco-Marocains se disent « choqués » par l’étendue de la corruption, les injustices sociales et la misère visible dans les rues. « A Fès, raconte Ali, patron d’un cybercafé à Montmartre, j’ai vu un serveur de restaurant gifler une femme qui mendiait avec un enfant dans les bras ! ». Cependant, la majorité d’entre eux a conscience qu’un nouveau vent de liberté souffle au Maroc et regarde de manière très positive les réformes en cours. Ils attendent notamment avec impatience l’adoption du projet de loi permettant d’étendre la transmission de la nationalité marocaine à la mère, et non plus seulement au père. Ils sont également unanimes à reconnaître au roi Mohammed VI une « extraordinaire volonté de changements ». Et de s’identifier à ce roi « jeune », « moderne » et « ouvert ». Pour Ali, il était temps de réformer la Moudawana car ce sont les femmes qui font avancer les choses.
Quant à Nabil qui n’était pas revenu au Maroc de 1998 à 2002, il se dit « impressionné » par les progrès en termes d’hygiène, d’infrastructures et l’apparition d’« un peu d’esprit civique ». S’il juge toujours les partis politiques et les gouvernements locaux « clientélistes », il refuse de « faire la leçon » au Maroc : « Après tout, les dirigeants marocains ont quasiment tous étudié à l’étranger. Comme moi, non ? »
Séverine Cazes - Le Journal Hebdo