C’est un montage classique de sous-traitance, quoique un brin compliqué. La commande des travaux a été passée à une société belge qui a sous-traité le marché à une société libanaise installée en Suisse. Elle-même a refilé l’affaire à une entreprise allemande, dont la filiale française a enfin honoré le marché en faisant appel à un prestataire étranger. C’est ainsi qu’une quarantaine d’ouvriers polonais travaillent actuellement à la raffinerie de Gonfreville (Seine-Maritime) sur un chantier très spécialisé cogéré par EDF, TotalFinaElf et Texaco. Le député PCF de la région, Daniel Paul, s’est ému de pratiques « où le salarié n’est qu’une variable d’ajustement ». Une fois la mission accomplie, ils rentreront chez eux...
Saute-frontières. Maintenance industrielle, agriculture, tourisme ou BTP (comme le chantier actuel du TGV-Est), de plus en plus de travailleurs sautent les frontières pour effectuer un contrat de courte durée. Souvent qualifiés, ces expatriés temporaires apportent un savoir-faire, travaillent sans regarder leur montre et repartent dans leur pays, sans le risque de s’installer. Mobiles, flexibles, pas chers, ils ont toutes les qualités aux yeux d’entreprises toujours à la recherche de plus de souplesse et du moindre coût. « Une nouvelle forme de salariat voit le jour, estime Bruno Lefebvre,Êethnosociologue du travail à l’université de Nantes. C’est une main-d’oeuvre nomade qui bénéficie de la déréglementation de l’économie. Elle passe d’un chantier à un autre, de la navale au nucléaire. » Dans certains secteurs (pétrochimie, BTP, construction navale, etc.), le recours à la sous-traitance étrangère est devenu une gestion courante de l’emploi. La libéralisation du marché du travail à l’échelle de l’Europe a fait le reste.
Soudeurs, serveurs, routiers ou menuisiers, les expatriés temporaires sont le plus souvent de la main-d’oeuvre ouvrière venue combler en France des emplois sans candidats : des métiers peu attirants, aux conditions de travail difficiles et aux salaires ras du plancher... Cette transhumance représenterait 30 000 à 50 000 emplois par an en France, estime la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (Dilti). Les missions ne dépassent guère quatre ou cinq mois. C’est ainsi qu’à la première neige, les stations de sports d’hiver des Alpes voient débarquer du personnel anglo-saxon, danois ou hollandais. Barmans, femmes de chambre, nounous, cuisiniers, des hôtels entiers tournent avec du personnel étranger. L’été venu, ce sont parfois des Polonais ou des Lituaniens qui montent des chalets en bois dont la découpe a été assurée au pays.
Dans la perspective de l’ouverture européenne à l’Est, les travailleurs de l’ancien bloc soviétique sont de plus en plus nombreux à venir en France. 40 % des prestataires étrangers intervenant en France sont polonais, roumains ou tchèques. Vient ensuite la Grande-Bretagne. Des pays qui ont l’avantage d’avoir une législation sociale moins contraignante.
60 heures par semaine. On recrute à l’étranger pour mieux contourner le Smic français, faire sauter les 35 heures et dépasser les 60 heures, ne pas respecter le repos du dimanche ou bien détourner le statut de salarié comme dans des pubs irlandais de la capitale (lire ci-dessous). « La tentation est grande pour les donneurs d’ordres français d’avoir recours à de telles entreprises (...), au risque de dérapages au regard de la législation française », analyse la Dilti. En principe, tout salarié temporairement détaché en France doit bénéficier des mêmes droits que les travailleurs locaux : respect du salaire minimum, des temps de repos, de la durée du travail, des mesures d’hygiène et de sécurité... C’est écrit dans la directive européenne de 1996 qui réglemente le marché de la prestation de services afin d’éviter tout dumping social.
Mais ces dispositions ne sont guère respectées. En sautant les frontières, certaines entreprises oublient les textes européens. Selon la réglementation, l’entreprise qui détache temporairement des salariés en France a pour obligation de se déclarer auprès des services du ministère de l’Emploi (1). En l’absence de chiffres, la Dilti estime à 15 %, celles qui le feraient réellement. Les autres, ni vues ni connues des autorités, vivent leur vie dans l’anonymat de la prestation de services. Leur venue sur le marché français peut être un atout, revigorant l’économie et le marché du travail, estime Thierry Priestley, secrétaire général de la Dilti. Mais à condition de respecter la législation : « Ce qui peut être bon pour l’économie française ou l’organisation maîtrisée des flux migratoires ne doit pas devenir un outil de fraude », dit-il. Mais entre la sous-traitance en cascade, la barrière de la langue et la non-déclaration, le contrôle des inspecteurs relève de l’hypothétique, voire de l’impossible. Thierry Priestley plaide pour une meilleure coopération européenne, comme le prévoit la directive de 1996. En l’absence d’un contrôle efficace, le recours à des expatriés temporaires peut déstabiliser fortement le marché du travail français. D’abord en tirant vers le bas le salariat hexagonal. Ensuite en donnant de mauvaises habitudes aux entreprises françaises. Tentées de ne plus investir dans la formation de futurs salariés (chômeurs, jeunes, sans qualifications), elles pourraient laisser en jachère le marché français. Quoi de plus simple que de passer une frontière et de piocher dans le jardin du voisin un salarié prêt à l’emploi ?.
(1) Pour les pays extracommunautaires, un permis de travail est exigé.
Source : liberation.fr