“Mon vrai prénom est Aïcha, mais je ne veux plus en entendre parler ; c’est le prénom de la sorcière qui m’a exploitée pendant dix ans. J’avais 8 ans quand cette femme a proposé à mon père, seul depuis la mort de ma mère, de m’emmener avec elle en France, dans une cité des Yvelines. A l’époque, nous vivions à Agadir. C’était la fille d’un de ses plus vieux amis, alors il a accepté. La première année s’est bien passée. J’étais scolarisée comme une enfant normale. C’est ensuite que l’enfer a commencé. Aïcha m’a envoyée travailler dans une famille, elle aussi d’origine marocaine, et m’a retirée de l’école. Je gardais toute la journée deux enfants d’un an et 4 ans, je cuisinais, je repassais, je faisais le ménage. Et le week-end, quand je rentrais chez Aïcha, je devais de nouveau m’occuper des enfants et faire toutes les tâches ménagères. Je me couchais rarement avant minuit, j’étais épuisée. J’avais alors 10 ans.
Un jour, la femme chez qui je travaillais m’a demandé de faire les carreaux. J’ai refusé parce que j’avais peur de monter sur l’escabeau. Elle m’a frappée et insultée. J’ai prévenu Aïcha, mais elle n’a rien fait. Au contraire, elles se sont mises d’accord pour me sanctionner dès que je travaillais mal. Et bien sûr, elles trouvaient toujours quelque chose à redire, un prétexte pour me gifler, m’injurier, m’humilier. Aïcha m’a même menacée avec un couteau parce que je ne voulais pas faire le ramadan. Elle insultait sans cesse mes parents, ce qui me faisait beaucoup souffrir.Elle m’a emmenée au Maroc l’été de mes 11 ans. J’ai vu mon père quelques heures, mais je ne lui ai rien dit. Je crois que je ne voulais pas lui faire de peine et je craignais qu’il fasse des bêtises, de rage. De retour en France, j’ai été scolarisée pendant deux mois avant d’être placée dans une famille du 15e arrondissement de Paris pour faire la petite bonne. J’ai travaillé là deux ans, puis je suis allée dans une autre maison, à Lisieux. Pendant toutes ces années, je n’ai pas été payée.
C’est Aïcha qui percevait directement l’argent de mes employeurs. Je devais avoir 14 ans quand elle m’a fait revenir d’urgence de Lisieux. L’Education nationale s’inquiétait de ne pas me voir à l’école et lui demandait des comptes, ce qui l’a obligée à me scolariser jusqu’à la fin de l’année. Par la suite, j’ai travaillé chez elle. Cela a duré presque trois ans avant que je m’enfuie. Elle me faisait peur, tellement peur. J’étais son objet, sa chose. Je ne pouvais pas sortir, je ne pouvais fréquenter personne, je ne pouvais pas étudier à la maison (je le faisais en cachette la nuit), je devais être sans arrêt disponible pour elle et j’étais astreinte à d’interminables corvées. Elle n’avait entrepris aucune démarche pour que mes papiers soient en règle. De plus, je ne parlais pas bien le français puisque je n’avais été scolarisée qu’un an et quelques mois. Heureusement, j’ai rencontré Monique. C’est la seule personne qui m’a offert de l’aide. D’ailleurs, je ne comprends toujours pas comment mes voisins ont pu se taire pendant tant d’années, vivre comme si de rien n’était. Monique m’a aidée à trouver une formation, à me mettre en règle. Elle m’a accueillie au sein de sa famille, comme si j’étais sa propre fille. Depuis, j’ai intenté un procès contre Aïcha, avec l’aide du Comité contre l’esclavage moderne. Je l’ai gagné en 2005, mais elle a fait appel.
J’espère qu’elle sera punie. Je veux qu’elle se rende compte que ce qu’elle a fait est horrible. Ce qui m’a le plus manqué pendant toute cette période de cauchemar, c’est mon père. Mais je ne pourrai jamais rattraper le temps perdu et il est décédé en 2002. Le pire, c’est que je le croyais déjà mort. Encore un cruel mensonge de cette affreuse sorcière Aïcha.
chiffres de l’OIT
12,3 millions d’esclaves dans le monde. 56 % sont des femmes, employées dans le travail domestique et la prostitution.
40 à 50 % sont des enfants.
A qui profite le travail forcé ?
Les Etats ou troupes militaires utilisent 2,5 millions d’esclaves. Les agences privées et les particuliers asservissent 9,8 millions de personnes.
Tous les continents sont touchés par ce fléau
• Asie : 9,5 millions Amérique latine : 1,3 million
• Afrique subsaharienne : 660 000
• Moyen-Orient et Afrique du Nord : 260 000 Pays industrialisés : 360 000
Mauritanie : Les hommes portent le nom de leur maître
J’étais affecté à la garde du troupeau de moutons. Un jour, j’ai mordu l’un des fils de mes maîtres lors d’une querelle. Mes maîtres m’ont arraché deux incisives et m’ont frappé. Il ont tué mon frère à force de le battre.”Ide, esclave dans le Sud-Est de la Mauritanie, n’est pas un cas isolé. Selon l’association SOS esclaves, les personnes vivant encore en situation de servitude et les Haratines, esclaves affranchis, représentent 45 % de la population. L’Atlas des esclavages, paru en novembre 2006, aux éditions Autrement, dénombre, quant à lui, 100 000 esclaves de type traditionnel.
La servitude héritée de la mère
Mais quelle réalité se cache derrière ce terme ? “En Mauritanie, la servitude est héritée de la mère. L’esclave appartient à un maître qui dispose de lui comme bon lui semble. Il n’est pas rémunéré. Il récupère les habits usés de ses maîtres, mange les restes, n’est pas éduqué et est souvent battu. L’aspect religieux est très important : on lui inculque dès le plus jeune âge que son passage au paradis dépend de son obéissance au maître”, explique El Arby Ould Saleck, politologue en France et descendant d’esclave. L’esclave est dépossédé de sa personne. Il doit abandonner son patronyme pour porter celui de son maître.
La loi n’est pas appliquée
La pratique de l’esclavage est profondément ancrée dans la société mauritanienne. Elle concerne les quatre ethnies – les Maures, les Wolofs, les Peuls et les Soninkés. Malgré son abolition en 1980, l’esclavage perdure. Le texte de loi n’a toujours pas été suivi d’un décret d’application et les dirigeants politiques ferment les yeux. “Les autorités locales sont souvent complices des maîtres. Et il y a très peu d’Haratines à des postes administratifs. Les esclaves affranchis se trouvent en bas du système de castes mauritanien. Ils sont en général ouvriers non qualifiés, personnels de maison, éboueurs”, s’indigne El Arby Ould Saleck qui se bat depuis plus de dix ans au sein de l’association SOS esclaves (illégale en Mauritanie de 1998 à 2005). Selon lui, trois actions permettraient de faire évoluer la situation : “ L’application des lois en vigueur, la mise en place de campagnes de sensibilisation afin de faire changer les mentalités et la scolarisation des esclaves.”
Le Courrier de l’Atlas - Tiphaine Poidevin