Entre Casablanca-Paris, le calvaire des victimes de l’esclavage moderne

17 janvier 2004 - 13h05 - Maroc - Ecrit par :

L’histoire de Hafida démarre à Casablanca, un jour de 1996. Son ancien employeur, directeur d’une banque privée de la place, parti depuis deux ans en France, vient enfin de lui obtenir le visa tant attendu. Elle débarque donc à Paris, confiante. Sauf que les conditions ont radicalement changé.

En fait de villa, le couple occupe un 2 pièces et tient un kiosque à journaux. Hafida, alors âgée de 25 ans, travaille sans relâche. Deuxième gros hic : sa patronne souffre de ce que l’on appelle communément les TOC ou troubles obsessionnels du comportement. En clair, elle demande à Hafida de nettoyer les carreaux de la salle de bain à la brosse à dents, de récurer chaque dent de fourchettes au coton tige…Un travail infini, cadré par des règles d’hygiène particulièrement strictes. Pire. Hafida dort dans le salon et doit attendre, tous les soirs, assise sur une chaise, que ses employeurs aient terminé de regarder la télé pour se coucher.

Elle a le droit de se laver les cheveux mais… une fois par semaine et encore, dans une bassine car ses cheveux sales risqueraient de "contaminer" le couple… Elle avait ses propres couverts, ne mangeait pas la même chose qu’eux. Quand ils partaient en vacances, elle ne devait pas quitter l’appartement sauf pour aller faire le ménage chez la fille de ses employeurs dont le mari n’était autre… qu’un agent des renseignements généraux français ! Bien évidemment, elle n’était pas déclarée, n’avait pas de sécurité sociale. Pour prix de ces services, la famille de Hafida recevait 1000 DH par mois. Jusqu’au jour où, après trois ans d’esclavage, Hafida craque, éclate en sanglots dans la boulangerie où elle se rend quotidiennement et se confie à la patronne. C’est cette dernière qui signalera son cas auprès du Comité contre l’esclavage moderne.

"Ce sont souvent les voisins ou des anonymes qui nous contactent pour nous signaler un cas", explique Soumia, bénévole à l’association. "Nous sommes allés chercher Hafida le 18 novembre. J’ai eu l’impression de voir Bécassine. En hiver, elle portait un caleçon court blanc, des chaussettes remontées jusqu’aux genoux, un col roulé vert en laine, sans veste. Avec son accord, nous l’avons immédiatement conduite au commissariat où elle a tout raconté. Je ne vous dis pas la tête du policier quand elle lui a dit que le gendre de la famille travaillait aux RG. En fait, nous avons appris, après enquête de l’IGS (Inspection générale des services, les flics des flics) qu’il était chargé de remonter la filière du PKK en France et en Turquie. Or, pour lui obtenir l’autorisation provisoire de séjour (APS), il l’avait inscrite comme agent de renseignement. Du coup, non seulement ils l’exploitaient mais encore touchaient-ils de l’argent sur son dos, puisque les agents des RG sont censés rémunérer leurs informateurs". Des histoires comme celles de Hafida, la France a découvert qu’elles étaient nombreuses sur son sol, patrie des droits de l’homme. Pour ouvrir les yeux, il aura fallu qu’en 1994, des femmes et des journalistes créent le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) et médiatisent la souffrance de ces esclaves. En près de dix ans, ce sont des centaines de cas que les militants et bénévoles ont eu à traiter. Ce qui augure de l’ampleur réelle du phénomène. Les victimes de l’esclavage ne sont plus actuellement l’apanage des pays en voie de développement.

Aujourd’hui, elles voyagent avec leurs maîtres ; et on les retrouve par milliers, dans les pays industrialisés, privés de leur identité, dignité et intégrité. Notre bénévole raconte, "que ce soient les Marocains, les Africains ou les Arabes du Moyen-Orient, ils ne font que transporter en France et ailleurs leur schéma de vie. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si les Marocaines constituent l’une des principales nationalités victimes de l’exploitation domestique. Les petites bonnes sont présentes dans presque tous les foyers marocains. D’ailleurs, nous avons eu affaire à plusieurs cas où les Marocains de France faisaient venir ces esclaves via la Kefala (adoption simple où l’enfant ne prend ni le nom de la famille, ni ne peut hériter). Bouchra, une gamine de 11 ans, s’est ainsi retrouvée exploitée pendant plus de dix ans par une famille marocaine vivant en banlieue parisienne. En revanche, nous n’avons jamais eu d’Algériennes ou de Tunisiennes". Contrairement à l’esclavage sexuel, maintenu sous la coupe de puissantes mafias, l’exploitation domestique est le fait de particuliers. D’ailleurs, selon la dernière étude statistique du CCEM qui date de 2001, près de 70% des victimes ont été recrutées par leur employeur, comme Hafida et 26% par des agences.
Mais toute la difficulté, pour nos militants, réside dans le fait que l’esclavage ayant été aboli, il a disparu du droit français. Seule subsiste une condamnation formelle de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Mais celle-ci impliquant une dimension de masse et l’exécution d’un plan concerté, reste inapplicable dans les cas d’espèce. D’où, pour l’association, le recours aux dispositions pénales liées aux atteintes aux droits fondamentaux, à la dignité de l’homme, à son intégrité et à son identité.

En effet, le Comité définit l’esclavage domestique selon cinq critères : confiscation des papiers, abus de la vulnérabilité d’une personne, séquestration, rupture des liens avec la famille et isolement culturel. Les victimes subissent également des conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité humaine quand ce n’est pas la barbarie proprement dite. Ainsi en est-il du témoignage, terrible, de Wafae. Originaire d’El Jadida, elle a suivi des études de droit et obtenu sa licence à Casablanca. Ce qui constitue, toujours selon l’étude du CCEM, un cas rare - la majorité de ces esclaves n’ayant bénéficié d’aucune scolarisation ou d’un niveau primaire. "À l’époque, j’avais 30 ans. Une amie de la famille m’avait promis du travail. J’ai obtenu un visa pour l’Espagne où je suis restée un mois avant d’atterrir à Paris. C’était en septembre 2000. Elle m’a logé un petit moment, je l’aidais dans son travail, elle me donnait un peu d’argent. Finalement, elle ne m’a rien trouvé et je suis partie chez une tante à Marseille. Là, j’ai rencontré une dame qui m’a proposé un travail chez des Marocains pour garder les enfants. Lui possédait un restaurant. Je me levais à 4 heures du matin et je finissais ma journée vers minuit. Entre temps, j’avais fait le marché, le ménage, gardé les enfants… Je n’étais pas payée, je n’avais plus mes papiers. J’ai été violée, battue. Je suis tombée enceinte et j’ai accouché d’une petite fille…sous X". Wafae mettra un certain temps à avouer qu’elle a fait une tentative de suicide. C’est finalement Brahim, un des employés du restaurant qui, alerté par son état, racontera son histoire à un des clients du restaurant. Ce dernier avertira le Comité et mettra fin, par son intervention, au calvaire, physique de Wafae. Quant au calvaire moral, il se poursuit aujourd’hui encore. Wafae traînant un indéfectible sentiment de culpabilité : "J’avais 30 ans. J’aurais pu, j’aurais dû réagir". Sauf que, comme le raconte Soumia Zahi, auteur de On ne rentrera peut être plus jamais chez nous , "les gens n’ont pas idée de ce qu’est le processus de victimisation. La personne finit par se convaincre qu’elle mérite ce qu’elle vit et subit". Dans le cas de Wafae, cette culpabilité est sans aucun doute renforcée par la non reconnaissance judiciaire de son viol. Seule l’inculpation pour coups et blessures a tenu. "Les instructions sont très difficiles. Quasiment toutes les victimes mentent à un moment ou à un autre. Dans le cas de Wafae, la justice a considéré qu’il n’y avait pas de preuve du viol. Pourtant, je peux vous dire que quand la police a pris les photos le jour de la déposition, nous avons tous halluciné", raconte Soumia ; elle avait des traces de morsures sur tout le corps, des hématomes dans le dos…". Pour elle, Wafae s’est mal défendue mais n’a pas été soutenue comme elle aurait dû l’être. Finalement, son tortionnaire aura fait 6 mois de préventive, une grève de la faim et sera déclaré irresponsable. Wafae, quant à elle, a bénéficié d’une formation et travaille aujourd’hui pour une association qui vient en aide aux personnes âgées. D’autres esclaves, comme Wafae, "sauvées" par le Comité ont eu la chance de bénéficier de ce type de réinsertion. L’Europe, un Eldorado ?

Sourcec : Tel Quel

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Sujets associés : Paris - Casablanca - Emploi - Visa - Immigration

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