"Tberguig", un bon baromètre de la société

24 avril 2007 - 00h34 - Maroc - Ecrit par : L.A

Besoin « cathartique » pour les uns, « exutoire » pour d’autres, le « tberguig » n’épargne aucune catégorie sociale. Si le « tberguig » est souvent synonyme de médisance, commérage, il est aussi le produit d’un vécu social et psychologique dramatique lié à l’échec social. Le phénomène est tellement ancré socialement que des blogs marocains deviennent spécialistes du « tberguig ».

L’explosion de la téléréalité et de la presse dite « people » dans tous les pays du monde en atteste : le commérage et le voyeurisme ont encore de beaux jours devant eux. Aujourd’hui, la gageure est de tout savoir sur tout le monde pour en reparler par la suite, qu’il s’agisse d’un proche ou même d’un parfait inconnu, pour peu qu’il soit... plutôt connu, histoire de rester connecté à la réalité ou du moins en donner l’impression. Si le commérage et le voyeurisme sont deux notions distinctes (le premier consiste à médire de l’autre en son absence, à tenir des propos futiles et souvent malveillants, le second à découvrir des choses intimes, cachées, fruit d’une curiosité malsaine), l’expression populaire marocaine s’est plue à les réunir en un seul et même terme, le « tberguig ». Sport national pour les uns, fléau pour les autres, il est, pour le sociologue Ahmed Al Motamassek, avant tout « un exutoire, le moyen d’atténuer l’impact d’un conflit social. Il est ainsi plus qu’un simple passe-temps ».

Emetteur ou victime, personne n’y échappe. Le tberguig est tellement ancré dans notre culture orale qu’il touche toutes les catégories de la population, nantis et démunis, jeunes et moins jeunes, qui en ont même fait une finalité à un moment de la journée. « Il n’est pas étonnant de voir éclore tous ces cafés à chaque coin de rue. Avant d’être un business rentable, ils sont avant tout le fruit d’une demande émanant de toutes les couches de la société.

Dans les cafés populaires où l’on ne trouve que des hommes, comme dans ceux, beaucoup plus huppés, où s’entassent des grappes de jeunes filles bon chic bon genre, l’activité est la même : s’adonner au tberguig. Et ce n’est pas un phénomène imposé, mais un réel besoin que l’on assouvit en se formant en groupe. On peut l’expliquer comme étant un phénomène cathartique. En se regroupant ainsi pour parler, en bien ou en mal, des autres, on exorcise ses démons liés à la solitude, on se sent exister », explique Sofia, étudiante en psychologie dans une université parisienne.

Sur le net, la demande la plus forte vient de France et des Pays-Bas

S’il est un « besoin cathartique » pour les uns, « un exutoire » pour les autres, l’engouement pour le phénomène est sans limites. Un rapide tour sur le net suffit à mesurer l’ampleur de la chose, où des sites spécialisés (marocains pour la plupart) dans le tberguig ont vu le jour, souvent des blogs, qui ont pour unique objectif de relayer des infos sur des personnes données. Régulièrement alimentés, on y trouve beaucoup de demandes explicites (cherche tberguigate sur...) émanant d’étudiants marocains installés dans des pays européens, qui ne sont pas rentrés au Maroc depuis un certain temps et cherchent à avoir des nouvelles de leur entourage, ou simplement du lieu où ils ont grandi.

Avec la France, la demande la plus forte provient des Pays-Bas, précisément le lieu où est né le concept de... téléréalité.
Alors, aussi bergagas, les Européens que les Marocains ? « Le tberguig est partout présent, c’est un phénomène qui a toujours existé depuis que la notion de pouvoir existe. Il est davantage ancré dans les sociétés où les écarts sociaux sont grands.

Considéré comme un contre-pouvoir symbolique, il n’est pas étonnant de constater qu’il est souvent dirigé d’une telle manière qu’on peut le catégoriser de la sorte : collaborateur/supérieur hiérarchique ; professeur/élève ; jeunes/vieux ; parents/enfants. Partout en fait où l’on peut trouver des rapports de force. Quant à sa forme, elle sera fatalement plus exubérante du côté des pays du Sud, notamment le bassin méditerranéen, le Maghreb, là où l’oralité est la plus forte », analyse Ahmed Al Motamassek.

On admet difficilement qu’on est soi-même un « bergag »

Présent sur le net, le tberguig l’est également dans les esprits, bien que le phénomène soit souvent dénigré, décrié même. Que ce soient les personnes rencontrées comme la pléthore de commentaires « analytiques » qui meublent les forums sur internet, peu d’entre nous assument ce côté obscur de notre personnalité qui fait que l’on aime s’adonner aux ragots et à la médisance. « Fléau social », « sport national », « tare parmi les tares », si l’on s’accorde à accuser les autres, tous les autres, de ce défaut rédhibitoire, on accepte en revanche difficilement de l’admettre pour soi-même. C’est même une position de rejet tout à fait normale, psychologiquement salvatrice face aux effets dévastateurs que le tberguig peut déclencher. Car le tberguig, contrairement à la rumeur, ne provient pas d’une information que l’on aurait amplifiée ou détournée. S’il peut être positif, et ainsi découler davantage du voyeurisme, de ce besoin maladif de tout savoir de l’Autre, il est généralement assimilé au commérage, à cet instinct auto-protecteur de « descendre » l’Autre. Le tberguig consisterait à voir autrui d’une manière insidieuse qui nous renverrait à notre culture traditionnelle où la notion d’intimité est très forte, une sorte de pudeur où il serait honteux (hchouma) de voir ce que l’autre fait.

Ainsi, pour Ahmed Al Motamassek, « le tberguig consiste à construire une image réductrice de l’autre, à le diminuer à nos yeux et aux yeux d’autrui. C’est pourquoi il ne proviendrait pas d’une information, mais souvent d’un vécu social et psychologique dramatique lié à l’échec social vécu par une personne ou un groupe de personnes ».

On ne rate jamais le train mais c’est « le train qui nous a laissé », on ne casse jamais de vaisselle mais c’est « le verre qui est tombé », de même, le tberguig envers autrui servirait à légitimer une situation d’échec social ou du moins vécue comme tel par une personne, en faisant constamment endosser la faute à autrui sans forcément se remettre en question. Il y aurait un rapport de causalité évident qui ferait que si nous avons échoué, c’est parce que l’autre a réussi.

D’où le rejet et la stigmatisation du phénomène qui, s’il était assumé, viendrait renforcer ce sentiment d’échec que l’on vit. « En s’adonnant au tberguig, on normalise et l’on tente d’équilibrer ce vécu d’échec. En le stigmatisant chez l’autre, en le condamnant publiquement, on s’en sert comme mécanisme de régulation psychologique et sociale, afin d’éviter qu’on ne l’utilise contre nous et que ne se renforce ainsi ce sentiment de culpabilité que l’on peut ressentir ».

Le « tberguig » est davantage ancré dans les sociétés où les disparités sont plus fortes

C’est pourquoi il serait davantage ancré dans les sociétés où les disparités sont les plus fortes, où les conditions sociales de vie sont les plus dégradantes. Le tberguig devient alors un moyen de tourner la réalité en dérision, de meubler son quotidien monotone en occultant l’image négative que l’on a de nous-mêmes, donnant ainsi tout son sens au proverbe : « L’oisiveté est mère de tous les vices ». C’est pourquoi Ahmed Al Motamassek estime que l’un des facteurs de diminution du phénomène réside dans une société plus juste, avec davantage d’acquis démocratiques et de transparence. « La preuve, c’est dans les moments de crise au Maroc que le phénomène s’amplifie ».

En attendant, rien n’empêche de se défouler autour d’un bon verre de thé et en comité restreint sur son voisin, sa belle-mère, son patron ou son copain de chambrée, avec en toile de fond ce proverbe permissif bien de chez nous : « La langue ne contient pas d’os »

Ahmed Al Moutamassik : « Tberguig », une autre manière de réagir aux injustices

Où se situe la frontière entre le « tberguig » et la rumeur ?

Il faut d’abord définir les deux notions. La rumeur est une information soit fausse soit partielle, mais qui est amplifiée. Elle provient du fait que l’information sur tel ou tel évènement est occultée, ou que les principaux acteurs de la société ne communiquent pas.

Si par exemple on ne communique pas au Maroc autour des attentats actuels, les gens comblent cela par des informations qui ne sont pas fondées, colportées, diffusées et considérées par les autres comme vraies. On le voit dans l’histoire du Maroc, quand il y a eu guerre ou lorsqu’il y a eu des intoxications alimentaires...

Quant au « tberguig », c’est médire de l’autre, construire une image de l’autre d’une manière réductrice. Le réduire, le diminuer, à nos yeux et aux yeux d’autrui. Il ne provient pas d’une information, mais souvent d’un vécu social et psychologique dramatique lié à l’échec social vécu par une personne ou un groupe de personnes. Les deux concepts n’ont, à mon avis, aucun lien fondamental.

Comment expliquez-vous que l’on stigmatise à tout va le « tberguig » mais que, dans le même temps, on s’y adonne de bon cœur dès que l’occasion s’en présente ?

Je voudrais revenir au fait qu’il y a deux sens au terme « tberguig ». Il y a le « tberguig » social, et le « tberguig » lié à celui qui donne de l’information aux autorités. Ce sont deux phénomènes différents. Le premier sens au Maroc était lié au « bergag », celui qui informe, qui trahit sa famille ou le groupe social en divulguant l’information à d’autres. Du temps de la lutte nationaliste, on l’appelait le « biyaâ », celui qui vend son honneur. Le sens actuel est récent d’une dizaine d’années seulement. Quant à ceux qui le stigmatisent mais continuent à le pratiquer, la psychologie l’explique par le fait que la personne vit une situation dramatique en termes d’échec et son acte lui permet de normaliser, d’équilibrer un peu ce vécu d’échec. En même temps,

l’individu a peur de subir lui-même ce même phénomène. Il le condamne publiquement, mais s’en sert comme mécanisme de régulation psychologique et sociale. On ne peut pas l’empêcher.
Les sociétés font toujours des choses qu’elles excluent chez l’autre. Les adeptes d’une « zaouia », par exemple, se permettent certains actes qui sont considérés comme tabous pour les autres.

Alors, le « tberguig », un simple passe-temps ou un exutoire ?

Essentiellement un exutoire. Là où il y a crise, où il y a pression, le phénomène s’accentue. Et vice versa. Quand les écarts sociaux diminuent, le phénomène diminue également. Celui qui passe ses journées au café, ou adossé à un mur, n’a pas de loisirs, pas les moyens d’en avoir, d’accéder à autre chose. Cette situation le diminue à ses yeux, sans qu’il se l’avoue sous peine de mort psychologique. S’il est adossé à ce mur, c’est - de son point de vue - forcément la faute d’autrui. C’est une perception, à tort ou à raison, de l’injustice. « Si je n’y arrive pas, c’est que les autres sont mauvais, ne méritent pas leur statut ». La médisance reste alors le meilleur des exutoires, bien plus qu’un simple passe-temps. Au Maroc, il y a un problème de travail, de famille, de conflit de générations entre les parents et les enfants qui ne se retrouvent pas dans les valeurs familiales. Le « tberguig » reste alors un moyen d’atténuer l’impact du conflit. C’est ainsi que je le vois, sans jugement de valeur de ma part.

Ce phénomène peut ainsi être catégorisé de la sorte : jeunes/vieux, hommes/femmes, collaborateur/supérieur hiérarchique, professeur/élève. On y retrouve une symbolique de contre-pouvoir

La vie éco - Amine Rahmouni

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