Un peu plus d’un an plus tard, et après que le président français a fait de “l’immigration choisie” un de ses chevaux de bataille favoris, cette assertion mi-arrogante mi-suffisante décoche un sourire cynique à tous ceux qui militent pour les droits et la régularisation des ouvriers agricoles saisonniers en France, dont le plus gros contingent vient du Maroc.
Comme l’écrit si bien à leur sujet Jean-Pierre Berlan, chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) : « L’ouvrier agricole, quand il n’a pas de bonnes raisons de passer inaperçu parce qu’il est clandestin, est un homme discret, caché au milieu des vergers, enfermé dans les serres, dissimulé par les haies brise-vent, le dos à peine visible au milieu des vignes… ».
Longtemps méconnus, voire ignorés, ces forçats invisibles sont soudainement, d’un coup de baguette magique médiatique, sortis de l’ombre dans laquelle ils se trouvaient depuis plus de 30 ans, suscitant l’attention puis la compassion de l’opinion publique française, indignée par les conditions de vie et de travail de ces milliers de migrants au pays des droits de l’Homme.
Précaire
C’est ainsi que l’Hexagone découvrait la crue réalité des “ouvriers OMI”, surnommés ainsi car travaillant en France sous des contrats temporaires de 6 à 8 mois délivrés par l’Office des Migrations Internationales aux étrangers hors Union européenne. Il aura fallu pour cela que 700 parmi eux prennent leur courage à deux mains et, soutenus par le syndicat CGT, entament une grève en juillet 2005.
A l’origine de ce vaste mouvement de contestation lancé depuis Saint-Martin-de-Crau, dans les Bouches-du Rhône, 120 Marocains et 120 Tunisiens. Montés au créneau pour réclamer notamment le paiement des heures supplémentaires dues depuis 2004 par leur employeur, Laurent Comte (Procos et Sedac), le plus grand producteur de pêches et d’abricots de la région et fournisseur de 11% du marché français. Sous la pression médiatique, les grévistes obtiendront gain de cause, avec, en sus du remboursement desdites sommes la promesse d’un renouvellement de leur contrat de travail et de la fourniture d’outils, d’échelles et de vêtements de protection. Trois ans plus tard, et après que Laurent Comte ait décidé de mettre la clé sous le paillasson, laissant 238 de ses 240 ouvriers sans emploi, la situation précaire des saisonniers agricoles est loin de s’arranger. Pis, tout porte à croire que, passée la tempête télévisuelle, ces migrants d’un genre particulier sont retombés dans l’oubli.
En 2008, cet essaim prolétaire, quelque 14.000 mains en 2006, dont plus de 50% de Marocains, continue donc de souffrir les mêmes maux. Cela fait des décennies que les Marocains endurent ce calvaire avec leurs compagnons d’infortune tunisiens et polonais, depuis la signature de la convention bilatérale de main-d’œuvre entre la France et Rabat (1963), Tunis (1963) et Varsovie (1992). Et, avec la fermeture des frontières en 1974, le contrat OMI devenant la seule possibilité pour les agriculteurs de faire venir légalement une main-d’œuvre étrangère, cette catégorie de migrants est entrée dans une sorte de “provisoire qui dure”.
Résistance
Au Maroc, les candidats au départ, généralement des hommes de 20 à 45 ans issus du monde rural ou des quartiers populaires des grandes villes (Meknès, Fès, Oujda, etc), méticuleusement sélectionnés pour leur force et leur résistance physiques, sont souvent contraints de verser de 7.000 à 10.000 euros à un intermédiaire local et à leur futur employeur français en échange d’un contrat de travail de 6 à 8 mois tout au plus, généralement de mars à septembre. La somme donnée à l’employeur correspond plus ou moins à la redevance forfaitaire que celui-ci doit lui-même verser à l’OMI sur chaque contrat.
Une fois sur place, les migrants sont embauchés dans des exploitations de fruits et de légumes, le plus souvent dans le Sud de la France, cœur de l’agriculture intensive. Celle-là même, peu mécanisée, qui a besoin d’une main-d’œuvre pas chère, abondante et immédiatement mobilisable pour une production à cadence industrielle, pression des grandes centrales de distribution hexagonales et concurrence féroce oblig… Logés sur place dans des abris de fortune, souvent entassés par dizaine dans des hangars insalubres au cœur même des plantations, parfois sans eau potable et dans des conditions d’hygiène déplorables, ils doivent acheter eux-mêmes leur literie, leurs ustensiles de cuisine, ou même leurs outils de travail.
Accidents
Ils travaillent en outre jusqu’à 10 heures par jour, six jours sur sept, moyennant 7,5 euros par heure (en-dessous d’un salarié français, et contre 14 euros au Danemark), dont l’employeur retire chaque mois les frais de logement (de 60 à 100 euros par personne). Et il est rare qu’un patron paye systématiquement et dans les temps les heures supplémentaires travaillées quotidiennement et durant les jours fériés. Sans oublier qu’il n’est pas tenu compte de l’ancienneté, et rarement de la qualification, dans la rémunération.
Dans les champs, qu’il pleuve ou qu’il vente, comme dans les serres, chauffées à 50°C, certains ouvriers sont par ailleurs amenés à manier des instruments dangereux sans gant ou à pulvériser des produits toxiques sans masque ni habit protecteur.
Faute d’échelles, les ouvriers sont fréquemment contraints de grimper aux arbres ou de monter sur des cagettes superposées, ce qui occasionne parfois des accidents de travail. Que nombre d’employeurs ne déclarent pas comme tels. Et, quand cela arrive, certains (dont le Collectif de Défense des Travailleurs Etrangers Saisonniers dans l’Agriculture, le Codetras, créé en 2002) reprochent à la Mutualité Sociale Agricole (MSA) de clore hâtivement les dossiers. Sans oublier que les saisonniers étrangers, bien que cotisant au même titre que les autres travailleurs étrangers, n’ont pas accès au système de santé français pendant leurs congés.
Pour corser le tout, les ouvriers, corvéables à merci, doivent en plus essuyer regards méprisants, voire les insultes ou les agressions racistes lorsqu’ils s’aventurent dans les villages avoisinants, comme cela s’est produit en septembre 2000 avec l’assassinat d’un ouvrier portugais dans les Alpes-de-Haute-Provence.
Expulsion
A l’expiration de son contrat, véritable Contrat à Durée Déterminée “au rabais” renouvelé sans fin, l’ouvrier est tenu par la loi de rentrer dans son pays dans les 10 jours qui suivent, sans quoi il est considéré comme clandestin, donc passible d’expulsion (même après 20 ans de travail saisonnier en France). Un statut qui le prive, entre autres, du droit au regroupement familial, des allocations chômage, du RMI (revenu minimum d’insertion), des soins de santé ou encore de l’inscription à l’ANPE. Bien qu’il ait dûment payé ses cotisations aux ASSEDIC.
A son retour au bercail, celui-ci doit, en plus, attendre sagement que l’employeur en question fasse de nouveau appel à lui, car le renouvellement de son contrat dépend exclusivement du bon vouloir de son ancien patron. Un employeur qui décidera de lui-même si cet ouvrier a été suffisamment docile et productif (ordinateur à l’appui) pour mériter une autre embauche, même si celui-ci a travaillé pour lui durant 10 ou 20 ans. Sans quoi, comme cela est arrivé à des dizaines d’ouvriers, il sera remplacé par un nouveau, un sang plus neuf, moins au fait de ses droits. Ainsi, comme les Marocains sont venus concurrencer les Portugais et les Espagnols dans les années 70, c’est au tour des Equatoriens de s’attirer les faveurs des agriculteurs français ces dernières années.
Le prix de la compétitivité, celui qui, comme le disent certains, donne leur goût amer aux fruits et légumes d’Europe ? En Europe, on estime aujourd’hui à près de 500.000 les travailleurs saisonniers agricoles étrangers. Et, tandis que beaucoup parmi ces derniers envient le statut de leurs compères français, des milliers de jeunes Marocains rêvent de se voir à leur tour recruter dans des fermes de l’Hexagone, pour 6 fois le SMIC marocain… C’est dire si la spirale de ce servage des temps modernes n’est pas près de s’arrêter.
Source : Maroc Hebdo - Mouna Izddine